René Dumesnil : Guy de Maupassant, Tallandier, 1979, pp. 200-203.
Chapitre VI, 3 Chapitre VI, 4 Chapitre VI, 5

IV

Il semble, dès lors aussi, inutile de « chercher la femme » responsable de la crise terminale où va sombrer la raison de l’écrivain. On a fait de cette fin de vie un roman mystérieux, avec des femmes voilées, une « dame en gris » qui apparaît comme un fantôme ou plutôt comme un vampire, et qui va porter le coup fatal au malheureux condamné.
On a voulu mettre des noms sur ces visages dissimulés sous d’épaisses voilettes, visages de femmes du monde, peu soucieuses d’être reconnues quand elles vont à un rendez-vous. L’adultère oblige à des précautions. Mais le temps passe, des lettres demeurent qui, au hasard des ventes publiques, rendent vaines ces précautions et permettent les recoupements.
On s’est demandé où étaient allées les quelque deux mille deux cents lettres (et jusqu’à cinq datées de la même journée) que Marie hann se vantait d’avoir reçues de Maupassant. On a cherché ce qu’étaient devenus les billets d’amour écrits par l’auteur de Fort comme la Mort. On a dit, constatant les déboires et les amertumes dont les femmes du monde avaient abreuvé Maupassant, que des scènes effroyables avaient eu lieu, et que l’une d’elles fut terminée par « un coup de marteau, peut-être décisif, qu’une coquine assena sur cette belle intelligence déjà chancelante. » Les aventures ont leurs risques. Et le journal de François Tassart nous renseigne sur d’autres scènes, prodromes de la folie, où Maupassant lui-même tenta d’en finir avec la vie. Mais ces horreurs sont peut-être moins tragiques encore que les cris du désespéré qui se débat et n’espère plus aucun secours ; que ces lettres de Maupassant à ses éditeurs, à son avoué M. Jacob, au docteur Cazalis (Jean Lahor). Déjà l’écriture est révélatrice, des mots manquent, d’autres sont répétés. Le malade se croit victime de complots. On veut le piller, le plagier. Il s’installe rue du Boccador, et, à peine entré dans la maison, il découvre que les bruits du dehors lui sont intolérables, qu’il lui faut partir.
Il erre lamentablement. On le voit à Divonne, à Cannes, au Chalet de l’Isère. Il suscite des procès, en France, en Amérique. Le spectacle de cette atroce agonie est déchirant.
En décembre 1891, il écrit au docteur Daremberg :
Il y a de l’alcool dans votre eau-de-vie allemande. Ne saviez-vous donc pas que je ne puis boire une goutte de vin, blanc ou rouge, ni un demi-verre d’alcool, eau-de-vie, même anisette ou cassis ? Depuis la petite cuillerée que j’ai prise ce matin, je tousse comme un malheureux, ma gorge et toute ma muqueuse sont en feu. Je ne peux même plus me servir de parfums ni les respirer, tant toute émanation alcoolique me trouble le cerveau. Je crève de morphine autant que du sel. Je voudrais bien vous voir...
Surtout, ne répétez à personne que ces dames sont venues pour me voir. Cela les compromettrait horriblement. D’ailleurs, toute leur famille est ici, et je crois bien que sans cela, elles ne seraient pas venues.
Je suis dans un état épouvantable. J’ai découvert hier, jour de souffrances odieuses, que tout mon corps, chair et peau, étaient imprégnés de sel... J’ai des accidents ou plutôt des douleurs terribles pour tout ce qui entre dans mon estomac, et alors des accidents désolants de la tête et de la pensée. Plus de salive, — le sel a tout séché, — mais une pâte odieuse et salée qui me coule des lèvres...
Je suis dans un état abominable. Je crois que c’est le commencement de l’agonie. Je n’ai pas mangé hier soir ni ce matin. La nuit a été atroce. J’ai à peu près perdu la parole, et ma respiration est une espèce de râle horrible et violent. Mes douleurs de tête sont si fortes que je la serre dans mes deux mains, et il me semble que c’est une tête de mort...
Ces dames, ce sont Mme Marie Kann et Mme Albert Cahen d’Anvers, qui vinrent, en grand mystère, visiter Maupassant le 24 décembre 1891. Tassart fait mention de cette visite qu’il déplore car la moindre fatigue, la moindre émotion était funeste au malade. Faut-il en conclure que « ces dames » ont hâté la fin du pauvre Maupassant ?
Quelques jours plus tard, Maupassant écrit à son avoué, Me Jacob :
Mon cher monsieur Jacob,
Je suis mourant. Je crois que je serai mort dans deux jours. Occupez-vous de mes affaires et mettez-vous en relations avec M. Colle, mon notaire à Cannes.
C’est un adieu que je vous envoie,
MAUPASSANT.
Cinq jours après avoir écrit cette lettre, le soir du 31 décembre, en rentrant de Nice où il était allé passer la journée chez sa mère, Maupassant tentait de se donner la mort en s’ouvrant la gorge. Il ne réussit qu’à se blesser gravement, mais sans avoir pu trancher la carotide. François accourt. Son maître, très calme, lui dit : « Voyez, François, ce que j’ai fait : je me suis coupé la gorge, c’est un cas absolu de folie... »
Folie ? Oui, certes, mais c’est sans doute dans un moment de lucidité que Maupassant a tenté de se tuer. Le travail devenu tout à fait impossible, il ne voit qu’un refuge : la mort, puisqu’il sait que nulle guérison, nul soulagement n’est possible. D’ordinaire, les paralytiques généraux sont dans un état d’euphorie parfaite entre les périodes d’inconscience. Lui, par une grâce atroce, il sait, il prévoit, et il écrit au docteur Henry Cazalis :
Châlet de l’Isère,
Je suis absolument perdu, je suis même à l’agonie, j’ai un ramollissement du cerveau... C’est la mort imminente, et je suis fou. Ma tête bat la campagne. Adieu, ami, vous ne me reverrez pas...
Cette lettre tragique est la dernière qu’il peut écrire. Quelques phrases montrent que la folie s’est maintenant emparée en maîtresse de cette tête jadis si lucide : « Cela est venu des lavages que j’ai faits avec de l’eau salée dans mes fosses nasales. Il s’est produit dans le cerveau une fermentation de sel et toutes les nuits mon cerveau me coule par le nez et la bouche en une pâte gluante... »
Des idées délirantes l’obsèdent : il croit la guerre déclarée. Dans la nuit, il a reçu une dépêche lui apportant les vœux de bonne année d’une femme « néfaste » — dit François dans son récit. La vue du prénom qui en est la seule signature, a-t-elle, comme le dit le valet de chambre, aggravé la crise ? Ses amis ont pris la sage détermination qui s’imposait : ils ont télégraphié au docteur Blanche. Un infirmier est arrivé qui accompagnera le malade pendant le voyage — le dernier de cette « vie errante » qui, nulle part, n’avait trouvé le repos.
François demeure à son service à la maison de santé. Les amis le visitent parfois ; ils emportent de Passy le douloureux souvenir d’un être déchu, doux et triste, qui, dans les intervalles de raison, demande à retourner chez lui. Parfois il parle d’Étretat, de Cannes, de ce qu’il a aimé.
Et la mort vient qui le délivre le 3 juillet 1893, à l’âge de quarante-trois ans.

Chapitre VI, 3 Chapitre VI, 4 Chapitre VI, 5