VI
Cependant toute l’activité littéraire de Maupassant, jusqu’en 1880, ne se résume pas dans ces deux livres, dont l’un au moins lui révéla sa vocation en lui apportant presque la gloire. La poésie et la nouvelle ne sont pas les deux seuls genres dans lesquels il se soit essayé avant de choisir celui qui était le plus conforme à son tempérament artistique. Comme presque tous les romanciers à leurs débuts, il se sentait surtout attiré vers le théâtre. Dès le collège, il esquissait entre deux sonnets des scénarios et combinait des drames. Même plus tard, alors qu’il était en pleine possession de son talent, il n’a pas renoncé aux premières ambitions de sa jeunesse. C’est toujours le théâtre qui le tente, et c’est aux succès de la scène qu’il rêve
1. On sait que la même illusion tourmenta et faillit gâter
Flaubert ; Émile Zola, lui aussi, en préparant ou en écrivant ses
Rougon-Macquart, donnait à la Renaissance ou à Cluny des comédies ou des drames qui ne valaient pas ses romans.
Les premières tentatives de Maupassant au théâtre ne furent pas aussi heureuses et sont moins connues que ses débuts comme poète et comme romancier. Sur ces tentatives, nous sommes encore renseignés par les lettres de Flaubert, qui semble s’intéresser tout particulièrement à cette nouvelle passion de son disciple. Il est vrai que ces lettres sont écrites à une époque où Flaubert lui-même faisait dans l’art dramatique plusieurs expériences malencontreuses. Aussi n’a-t-il pas de meilleur vœu à offrir à son ami, pour un premier janvier quelconque, qu’« un bon sujet de drame qui soit bien écrit et rapporte cent mille francs
2 ».
Maupassant ne se contentait pas d’écrire des pièces ; mais il aimait à les jouer lui-même et à jouer celles de ses amis avec les joyeux compagnons de sa jeunesse, devant un public choisi. Les représentations se donnaient à Étretat, à la villa des Verguies, ou à Paris, dans quelque atelier d’artiste ; l’impresario de ces spectacles intimes était Robert Pinchon-La Toque, à qui Maupassant écrit un jour :
À la demande générale, je me suis décidé à ouvrir dans le salon d’Étretat un théâtre de société où nous réunirons la plus brillante compagnie. Il ne me manque que la pièce à jouer ; si tu as dans tes bouquins trois ou quatre comédies, apporte-les. Nous monterons cela grandement ; et tu te réjouiras, ô régisseur-né3.
Les pièces que Maupassant écrivait pour ces représentations, entre deux parties de canotage, demeureront sans doute inédites. Pourtant, M. Léon Fontaine a recueilli et conservé quelques-uns de ces tout premiers essais.
Nous savons qu’en 1876 Maupassant travaillait à un drame historique dont il avait envoyé le plan à Flaubert
4. Il n’est pas vraisemblable qu’il s’agisse de
la Comtesse de Béthune. Mais le drame en question est sans doute celui pour lequel le poète se donnait encore tant de mal, en 1878, et qui aboutit à un piteux échec. Voici ce qu’il écrivait sur ce point à son ami Robert Pinchon : « J’ai perdu presque tout mon hiver à refaire mon drame qui ne me plaît pas
5. » Et dans la même lettre il jure de renoncer au théâtre. Cependant Robert Pinchon se chargea de présenter le drame à Ballande, directeur du troisième Théâtre-Français, avec lequel il était en relations. Ballande,
paraît-il, trouva dans le drame de Maupassant de grandes qualités ; mais il fallait une mise en scène coûteuse, que les faibles ressources de son théâtre ne lui permettaient pas de risquer. Il demanda une pièce qu’il pourrait jouer sans frais et promit de la monter immédiatement. Maupassant écrivit alors
Histoire du vieux temps, et Ballande tint promesse. L’auteur pourtant ne semble point avoir perdu tout espoir pour son drame : car, trois ans plus tard, en 1881, il en envoyait le manuscrit à Tourguéneff, en lui demandant une appréciation ou un conseil que l’écrivain russe s’abstint de donner
6.
Parmi les pièces de Maupassant, il convient de citer encore
la Maison turque à la feuille de rose, qui fut représentée en petit comité et qui mérite une mention spéciale. Avec cette pochade très leste et même scabreuse, nous sommes assez loin du grand drame historique en vers. En revanche, elle répondait assez bien à la définition que l’auteur lui-même avait donnée du répertoire habituel des séances intimes d’Étretat. « Il faut, écrivait-il à un ami
7, que les pièces soient à trois, quatre ou cinq personnages, pas plus,
et farces autant que possible. »
La Maison turque était donc aussi
farce que possible. R. Pinchon, qui y avait collaboré, avouait
plus tard que le sujet, sur lequel il n’insiste pas, aurait découragé Antoine lui-même, si son théâtre eût existé en ce temps-là
8. Le titre permet d’imaginer que cette
Maison turque n’était pas sans analogie avec la future
Maison Tellier.
La pièce fut jouée, non pas à Étretat, comme on l’a dit quelquefois à tort, mais à Paris, une première fois en 1875 dans l’atelier de Maurice Leloir, une seconde fois en 1877 dans l’atelier du peintre Becker. Voici en quels termes Maupassant annonce la seconde représentation à son ami Pinchon :
Mon cher La Toque, nous avons pour notre pièce un très bel atelier chez un peintre dont je ne sais plus le nom. Huit femmes masquées assisteront à cette représentation. Tu m’enverras aussitôt après Pâques le manuscrit par la poste, pour que je copie et fasse copier les rôles. L’époque de ton arrivée me semble cependant bien tardive. Flaubert devant quitter Paris de très bonne heure il faut que la pièce soit jouée avant le 3 mai. À toi, Joseph Prunier9.
La plupart des amateurs qui tenaient les rôles de
la Maison turque existent encore. Il y avait trois odalisques dont les vieux habitués d’Étretat n’ont certainement pas perdu le souvenir. Maupassant lui-même jouait le rôle du propriétaire de
la Maison turque. L’ami La Toque incarnait un bossu à passion sournoise et frénétique. Enfin le personnage
principal était représenté par un écrivain notable de notre temps, aujourd’hui membre de l’Académie des Goncourt
10.
Le public était naturellement fort restreint : on y voyait au premier rang Flaubert, plein d’une joie enthousiaste, Tourguéneff et Zola. Clodius Popelin et Meilhac furent au moins de la première représentation. À la seconde, l’une des femmes masquées qui s’étaient fait inviter opéra une sortie bruyante et indignée.
Le manuscrit de
la Maison turque a été retrouvé au milieu de plusieurs fragments inédits par Louis Le Poittevin, cousin de Maupassant. La pièce n’est pas signée ; elle est illustrée de nombreux dessins par le peintre L...
11. Il est regrettable que l’on n’ait pas cru, jusqu’à présent, pouvoir éditer, même à tirage restreint, cette curiosité littéraire.
En dehors de ces divertissements intimes, Maupassant faisait au théâtre de plus sérieuses tentatives. Nous avons déjà conté l’histoire de son drame refusé par Ballande. En 1876, il achève un acte en vers, intitulé la Répétition, qu’il propose en Vaudeville. Ce fut un nouvel échec dont le jeune écrivain se montra très affecté.
Quant à moi, — écrit-il à un ami, sous le coup de cette nouvelle déception, — je ne m’occupe pas de théâtre en ce moment. Décidément, les directeurs ne valent pas la peine qu’on travaille pour eux ! Ils trouvent, il est vrai, nos pièces charmantes, mais ils ne les jouent pas, et, pour moi, j’aimerais mieux qu’ils les trouvassent mauvaises et qu’ils les fissent représenter. C’est assez dire que Raymond Deslandes juge ma Répétition trop fine pour le Vaudeville12.
Flaubert aussi trouvait la pièce « gentille », remplie de bons vers et de situations dramatiques :
C’est amusant, fin, de bonne compagnie, charmant. Envoyez donc un exemplaire de ce volume à la princesse Mathilde avec votre carte fichée à la page de votre titre. Je voudrais bien voir jouer cela dans son salon13 !
Les termes de cette lettre indiquent suffisamment que
la Répétition avait été publiée en 1880, dans un volume qui contenait en même temps des pièces d’autres auteurs
14. En tous cas, la comédie ne fut pas jouée du vivant de l’auteur ; la première représentation eut lieu le 6 mai 1904, au Théâtre Normand ; les rôles en furent créés par M. Ometz et Mlle Francine Vasse, du
Théâtre des Arts de
Rouen, et par M. Streliski, du Théâtre de Nantes. C’était un hommage posthume rendu à la mémoire de Maupassant par les soins de son ami R. Pinchon
15.
Avant 1880, la seule pièce de Maupassant qui ait été jouée sur un théâtre public est cette
Histoire du vieux temps, qu’il avait écrite après les promesses de Ballande. Le directeur ne put cette fois-là se dérober en prétextant les frais d’une mise en scène compliquée. Cet acte en vers n’avait que deux personnages ; le décor n’exigeait pour tout mobilier que deux fauteuils et une cheminée, avec une bûche comme accessoire. Ballande s’exécuta de bonne grâce ;
Histoire du vieux temps fut représentée pour la première fois le 19 février 1879. Les rôles étaient tenus par Mme Daudoird et M. Leloir. Cette comédie, que Maupassant traitait plus tard de « bluette sans importance
16 », eut cependant du succès : Flaubert s’en réjouit, tout en mettant son disciple en garde contre les petites perfidies de la presse
17 ; et il promet de faire jouer la pièce chez la princesse Mathilde par Mme Pasca
18.
Histoire du vieux temps passa au répertoire de
la Comédie-Française en 1899. Elle avait d’abord été publiée en 1879 chez Tresse, en une plaquette de seize pages, tirée à cent exemplaires seulement, et très rare aujourd’hui. Elle fut réimprimée l’année suivante dans le volume
Des Vers, avec une dédicace à Mme Caroline Commanville.
Nous aurons ainsi une idée assez complète de l’activité littéraire de Maupassant jusqu’en 1880. Cette seconde partie de sa vie n’est pas seulement une période de préparation, elle est aussi une période de production féconde et d’essais fructueux. Entre la poésie, le théâtre et le roman, il a pu, par plusieurs expériences, chercher sa voie et fixer son choix. Mais surtout, à cette époque, il a vécu d’une vie extraordinairement intense et variée ; il a trouvé dans la joie sincère de l’action, dans la jouissance fougueuse de toutes les sensations fortes, la pleine conscience de son tempérament et de ses facultés d’artiste. Par l’observation consciencieuse des milieux divers qu’il traversait, par l’indépendance absolue de son esprit bien équilibré qui subordonnait l’art à l’action, la littérature à la vie, par la discipline rigoureuse à laquelle il s’est volontairement soumis, il a lentement et sûrement appris son métier d’écrivain. Aussi différent que possible
de l’homme de lettres conventionnel, étranger à toute école et à tout cénacle, ennemi des formules et des doctrines, il a laissé naître en lui l’œuvre personnelle et s’éveiller un talent vigoureux et sain, où nulle disposition morbide ne permettait de prévoir encore une fin prématurée et lamentable.
Ces dix années de la vie de Maupassant sont dominées par un même nom qui revient sans cesse dans l’histoire de ses premières œuvres. L’influence de Flaubert sur son disciple est incontestable ; elle s’est exercée d’une façon continue et directe. C’est elle qui fait véritablement l’unité de cette période de tâtonnements et d’expériences. Le spectacle de cette collaboration intime, de cette lutte en commun pour le succès, le souvenir de cette affection profonde et difficile sont sans doute ce qu’il y a de meilleur, de plus frappant et de plus décisif dans la carrière de Maupassant. Flaubert meurt le 8 mai 1880. Avant de mourir, il avait eu le temps de voir son ami en pleine possession de son talent, de l’applaudir au théâtre, de saluer ses débuts comme poète et comme romancier. Maupassant sentait bien ce qu’il devait au maître de sa jeunesse, à « l’irréprochable maître » dont il inscrivait le nom en tête de son premier livre. Après sa mort, il ne laissa à personne le soin de publier l’œuvre inachevée,
Bouvard et Pécuchet, dont il avait suivi la composition chapitre par chapitre, avec une
attention déférente. Il joua un rôle actif dans le comité qui s’était constitué pour élever un monument à Flaubert. Enfin, en plusieurs articles, il conta simplement cette existence laborieuse, vouée tout entière à l’idéal tyrannique de l’art
19. La sincérité de son affection se montra publiquement lorsqu’en 1881, dans ses
Souvenirs littéraires que publiait la
Revue des Deux Mondes, Maxime du Camp révéla prématurément le mal terrible qui avait atteint et emporté Flaubert ; Maupassant fit entendre une protestation indignée qui restera parmi les pages les plus éloquentes qu’il ait signées
20.
1 Cf., à ce sujet, les Souvenirs sur Maupassant de Jacques Normand, dans le Figaro du 13 décembre 1903.
2 Correspondance, IV, p. 349.
3 Henry Céard : la Toque et Prunier, dans l’Événement du 22 août 1896.
4 Cf. Correspondance, IV, p. 248.
5 Écrit en 1878 : A. Lumbroso, p. 133.
6 Correspondance de Tourguéneff avec ses amis français, p. 274.
7 À M. R. Pinchon, A. Lumbroso, p. 132.
9 Billet daté du 28 mars 1877. Cf. A. Lumbroso, p. 250.
10 Cf. Henry Céard, loc. cit.
11 D’après une note de l’Illustré parisien, 23 février 1903. Le peintre L... est sans doute Maurice Leloir, chez qui la pièce se joua pour la première fois.
12 Souvenirs de R. Pinchon. A. Lumbroso, p. 133.
13 Correspondance de Flaubert, IV, p. 154 (janvier 1880).
14 La Répétition fut imprimée dans la 6e série des Saynètes et Monologues, par divers auteurs, parue à la fin de 1879, mais datée de 1880 (chez Tresse). Douze vers de la Répétition sont cités dans le volume En regardant passer la vie, pp. 44-45.
15 Voir le programme de cette première représentation dans le livre de A. Lumbroso, pp. 570-573.
16 Cf. Souvenirs de Jacques Normand, dans le Figaro du 13 décembre 1903.
17 Correspondance, IV, p. 321.
18 Ibid., p. 322. Cette représentation ne put avoir lieu, Mme Pasca étant tombée malade à ce moment (avril 1879). Cf. Flaubert, Lettres à sa nièce Caroline, p. 467.
19 Un après-midi chez G. Flaubert (Gaulois, 23 août 1880). — G. Flaubert d’après ses lettres (Gaulois, 6 septembre 1880). — G. Flaubert dans sa vie intime (Nouvelle Revue, janvier 1881). — Enfin Maupassant a raconté lui-même comment il fit chez Flaubert son apprentissage d’écrivain, dans son étude sur le Roman (Pierre et Jean, édit. Ollendorff, non ill. pp. XXIX à XXXII).
20 Article intitulé : Camaraderie ?... dans le Gaulois du 25 octobre et du 27 octobre 1881.