Édouard Maynial : La vie et l’œuvre de Guy de Maupassant, Mercure de France, 1906, pp. 133-153.
Chapitre I Troisième Partie, Chapitre II Chapitre III

II

L’effet produit par Boule de Suif, la Maison Tellier, Mlle Fifi, avait été trop considérable et trop rapide pour que la critique ne crût pas devoir s’en alarmer ou s’en réjouir bruyamment. La nouveauté et la brutalité de ces nouvelles fournirent le texte d’éloges enthousiastes et d’éreintements fougueux1. Et pourtant, comme l’observe précisément un critique2, les récits de Maupassant avec leur simplicité émouvante et franche, qui les rend semblables à des faits divers bien choisis et bien contés, offrait très peu de prise au bavardage de la critique : il fallait admirer ou protester violemment, mais sans avoir grand-chose à ajouter pour justifier sa sympathie ou sa colère. Aussi Maupassant fut-il le moins discuté, ou plutôt le plus épargné des romanciers de l’école naturaliste. F. Sarcey consacra à son premier roman un article très élogieux3, et la Revue des Deux Mondes se montra toujours clémente pour un écrivain qui la méprisait et dont elle devait pourtant forcer un jour la réserve hautaine : M. Brunetière y déclare que Bel-Ami était à son heure ce que le roman naturaliste avait produit de plus remarquable4 et loua dans Mont-Oriol une belle et tranquille audace d’exécution, une peinture consciencieuse de la réalité plus vraie que la réalité elle-même5. Presque tous les critiques d’ailleurs s’accordaient sur le naturel de cette œuvre ; et souvent la perfection même de cette qualité, qu’il était facile de reconnaître, empêchait d’apercevoir les autres6. L’impersonnalité du récit, la belle tenue impassible des romans et des contes frappèrent aussi quelques bons juges ; on loua le soin avec lequel Maupassant dissimulait derrière son œuvre sa personne, son caractère et sa vie : cela, disait-on, était d’un naturaliste, conséquent avec lui-même et avec sa doctrine, qui sait bien qu’une chose n’est point vraie parce qu’elle s’est passée ; et l’on ajoutait que « cette attitude et cette manière d’être sont d’un véritable artiste, qui s’en remet uniquement à son œuvre du soin de sa réputation ; qui n’essaie pas de gagner à sa personne les sympathies qui ne s’adresseraient point à son genre de talent ; et qui se fait un point d’honneur, étant né pour écrire des romans et des nouvelles, quand il les a écrits, de les laisser tout seuls s’avancer dans le monde, sans intrigue ni brigue, et y répandre le bruit de son nom7 ».
Nous avons assez vu combien ces éloges, qui s’adressaient autant à l’homme qu’à l’artiste, étaient mérités. Maupassant s’est souvenu toute sa vie de ce mot de Flaubert qu’il a rapporté : « Nous autres nous ne devons pas exister, nos œuvres seules existent8. » Mais cependant, à cette époque de sa vie qu’absorbe entièrement la préoccupation de l’œuvre littéraire, il est un trait de caractère que nous ne devons pas perdre de vue, parce qu’il contribue puissamment à expliquer l’attitude nouvelle de Maupassant. Certes, il eut de son art une idée trop haute et trop pure pour s’abaisser au souci de la réclame ; il savait que les œuvres durent et vivent en dehors du bruit que l’on fait autour d’elles. Mais aussi, plus avisé que Flaubert, moins isolé que lui dans son rêve d’art parfait et moins détaché des réalités de la vie, il sut merveilleusement organiser ses intérêts et régler le profit de son œuvre. Maupassant aimait la vie ; il en désirait toutes les satisfactions, toutes les jouissances, avec cette âpreté et cette fougue qui étaient dans son tempérament rustique, avec cette hâte fiévreuse qui fut comme un pressentiment mélancolique d’une mort prématurée ; il aima donc et rechercha l’argent, non comme une fin, mais comme un moyen, comme le moyen de vivre une vie plus complète, plus riche en sensations violentes et rares. Il disait avec une certaine affectation qu’il n’écrivait que pour gagner de l’argent9 ; mais ce n’est là qu’une boutade à rapprocher de ses déclarations truculentes sur la Revue des Deux Mondes, l’Académie et la Légion d’honneur, une confidence paradoxale faite pour déconcerter le bourgeois, et qui n’a guère plus de valeur que l’ambition cruelle formulée devant des amis de jeunesse : « J’aimerais à ruiner un jour quelques éditeurs ! » La régularité et l’abondance de sa production, et surtout cette grande quantité d’articles, de chroniques, d’études, généralement oubliés, qu’il fit paraître presque tous les huit jours pendant plusieurs années dans le Gaulois et le Gil Blas, témoignent en tout cas de son désir de satisfaire amplement aux exigences multiples d’une vie bien organisée. Mais il ne faut pas négliger de dire que ce grand dépensier et ce beau viveur fut en même temps un ami généreux, d’une bienveillance inépuisable et discrète. Parvenu à la célébrité, il se servit de sa fortune pour venir en aide à son frère, moins heureux que lui : il fit pour lui les frais d’une exploitation horticole à Antibes, et, plus tard, lorsque Hervé fut atteint de paralysie générale, il paya sa pension dans une maison de santé. Nous savons aujourd’hui, par des lettres qu’a publiées M. Lumbroso10, que Maupassant aidait sa mère à vivre, bien qu’elle eût elle-même cinq mille livres de rente ; il payait le loyer de la villa qu’elle habitait à Nice et servait une pension de douze cents francs à sa nièce, la fille de son frère ; de plus, il intervenait dans les embarras d’argent de sa mère, par des avances et des cautions perpétuelles11.
Une intéressante correspondance entre Maupassant et l’un de ses éditeurs, publiée récemment, nous permet de montrer avec quelle rapidité et quelle régularité se constituait cette fortune littéraire, l’une des plus notables de la fin du siècle12.
Presque tous les romans de Maupassant et la plupart de ses nouvelles, avant de paraître en librairie, étaient publiés par un journal, en général le Gaulois ou le Gil Blas, ou par une revue. Les romans lui étaient payés un franc la ligne ; chaque nouvelle ou chronique cinq cents francs : c’est lui-même qui donne ces chiffres dans une série de lettres écrites à son avoué, à propos d’un procès qu’il intente à un journal américain qui avait publié un conte indûment signé de son nom13. Ce faux l’avait exaspéré, précisément à une époque où il commençait à souffrir de graves accidents nerveux. Pour faire respecter son nom et son œuvre, il n’hésite pas à envoyer aux juges une note écrite de sa main sur la vente et le succès de ses livres ; en toute autre occasion, il n’aurait certes pas consenti à rendre publics ces détails personnels, sous une forme qui pouvait avoir l’apparence d’une réclame, et, si nous les reproduisons, c’est uniquement pour éclairer par quelques chiffres l’histoire de son œuvre :
Mon nom, dit-il, est assez cher dans les journaux de Paris, puisque le moindre article m’est payé cinq cents francs, pour que je le fasse respecter par ces fripons d’Amérique... Mes volumes sont traduits dans le monde entier, se sont vendus à un nombre considérable d’exemplaires et sont payés les prix les plus hauts qui aient jamais été atteints dans les journaux français où on me paie 1 franc la ligne les romans, 500 francs un seul conte signé de moi... Le nombre de mes éditions est un des plus grands, même le plus grand après celui de Zola.
À cette lettre une note est jointe, indiquant le nombre exact des éditions de ses œuvres vendues à la date du 5 décembre 1891 :
Tous ces récits forment une collection de 21 volumes vendus en moyenne à treize mille exemplaires chacun, dont font foi les comptes trimestriels des éditeurs...
169 mille volumes de nouvelles,
180 mille volumes de romans,
024 mille volumes de voyage,
————
373 mille volumes.
Ce compte, dont nous ne pouvons guère mettre en doute l’exactitude, nous permet de constater qu’à cette époque la vente des romans de Maupassant était de beaucoup supérieure à celle de ses recueils de nouvelles, puisque les six romans ont atteint chacun en moyenne trente mille, et les treize volumes de nouvelles, treize mille seulement. La proportion depuis lors s’est légèrement modifiée.
À ces renseignements confidentiels nous pouvons joindre quelques chiffres empruntés aux comptes trimestriels de l’éditeur V. Havard. Pour certains recueils de nouvelles, Maupassant touchait quarante centimes par exemplaire des trois premiers mille, un franc par exemplaire à partir du quatrième mille. À la date du 31 octobre 1891, 9 500 exemplaires de l’Inutile Beauté, publiée en 1890, avaient été vendus et rapportèrent à l’auteur 7 700 francs14. Le compte de Maupassant chez Havard pour 1891 se soldait par 1 269 francs au second trimestre, et par 1 078 francs au troisième trimestre15. En 1885, pour un seul trimestre, Maupassant toucha chez son éditeur près de neuf mille francs16. En 1886, pour le troisième trimestre, son compte s’élève à 2 172 francs, et V. Havard, en lui envoyant la somme, constate que c’est un des plus faibles trimestres avec le premier de la même année : « Les affaires, dit-il, ont été en général absolument mauvaises ; la librairie se trouve sérieusement atteinte à son tour17. » Le compte du premier trimestre en 1888 se monte à 2 000 fr. ; c’est l’année qui suit la publication de Mont-Oriol et du Horla, et l’éditeur écrit à ce sujet : « La vente de vos volumes a assez bien marché, sauf Mont-Oriol, pour lequel j’attendais de meilleurs résultats, d’après la publicité que j’ai faite. Il est vrai que le chiffre de vente se trouve un peu réduit par les retours qui nous sont parvenus18. » En juillet 1889, le compte trimestriel tombe à 954 francs19, pour dépasser de nouveau 2 000 fr. en mai 189020.
Ces quelques chiffres, empruntés aux comptes d’un seul éditeur, joints aux détails que nous tenons de Maupassant lui-même, nous permettent de nous faire une idée suffisante de sa situation financière entre 1880 et 1891. Son éditeur s’occupait pour lui de tout ce qui concernait la publicité et les demandes de traduction. Avant même qu’un volume nouveau fût prêt à paraître, le titre en était indiqué par l’auteur et Havard s’occupait sans perdre de temps du « lançage », comme il le dit lui-même, et faisait imprimer des notes qu’il envoyait à l’étranger21 ; aussi attachait-il une très grande importance à cette question du titre pour chaque recueil de nouvelles. Les demandes de traductions suivaient presque immédiatement la publication du livre ; quelquefois même elles la devançaient. Une Vie fut traduite en anglais par John Eggers un an après sa publication en France22 ; mais à mesure que le succès de l’auteur allait grandissant, la curiosité s’éveillait à l’étranger, où une vente fructueuse était assurée : Bel-Ami venait à peine de paraître, que deux Suédois, M. Sundbecq et M. Carle Suneson, se disputaient la priorité du droit de traduction23 ; et une demande analogue arrivait de Budapest24.
L’année même de sa publication, Mont-Oriol fut traduit en danois et publié dans le journal Politiken de Copenhague ; il est vrai que, pour cette fois, on s’était passé de l’autorisation de l’auteur25. Aussi, à la suite de cet incident, Havard demande-t-il à Maupassant de lui indiquer toutes les traductions qu’il a autorisées, — spécialement pour l’Allemagne, l’Italie, l’Angleterre, les pays scandinaves et l’Espagne, — afin qu’il puisse manœuvrer sans s’exposer à faire double emploi26. Mont-Oriol fut aussi traduit la même année en anglais et en espagnol27. Maupassant avait fait avec un libraire espagnol un traité spécial pour cinq volumes de nouvelles : le traité fut signé en 1887 et la somme versée immédiatement fut de cinq mille francs, sur lesquels l’auteur toucha deux mille cinq cents francs ; une note de sa main, jointe à une lettre de l’éditeur Havard, nous apprend que le marché aurait dû être conclu en 1884 ; mais, à cette époque, le libraire espagnol offrait trois cents francs par volume de nouvelles, et Maupassant en voulait mille, somme qui fut acceptée trois ans plus tard28.
Pour les éditions françaises, V. Havard faisait aussi une très large publicité et il tenait Maupassant au courant des progrès de la vente, presque mois par mois. Grâce à quelques-unes de ses lettres, nous sommes renseignés exactement sur les destinées de chaque roman ou recueil de nouvelles. Voici par exemple quelques extraits qui concernent Bel-Ami :
... Je m’empresse de vous donner des nouvelles de ce grand vaurien de Bel-Ami. Nous sommes en ce moment sur la 37e édition29.
La lettre est du 12 septembre 1885 et la publication de Bel-Ami dans le Gil Blas n’ayant pas été terminée avant la fin de mai, le roman dut paraître en librairie au commencement de juin. Suivent quelques considérations sur la réclame faite par l’éditeur autour du nouveau livre :
Tout le commencement du fameux programme que je vous avais développé a parfaitement réussi, ainsi que vous avez dû le voir ; il n’y a que le Figaro qui n’a pas donné ; mais je compte tenter un nouvel assaut au mois d’octobre et j’espère être plus heureux.
Plus des deux tiers des exemplaires sortis de la librairie avaient été vendus dans les gares30. Deux ans plus tard, Bel-Ami avait atteint le chiffre de cinquante et une éditions31. Pour Mont-Oriol, Havard s’assura une publicité plus considérable encore32 ; il obtint un article élogieux de Wolff, à qui il parla du roman avant sa publication ; mais il fut moins heureux au Gaulois, et il s’en plaint à Maupassant :
J’avais demandé un bon article à Claveau, — tout était arrangé avec Meyer — et, au dernier moment, l’article tout composé, Meyer s’est opposé à sa publication. Ce contre-temps nous a fait un tort assez considérable, à mon avis, car je comptais sur cet article pour résumer et couronner en quelque sorte ma dernière petite campagne de presse33.
La vente de Mont-Oriol fut moins brillante que celle de Bel-Ami : pendant les deux premiers mois, janvier et février 1887, le débit moyen atteignait à peine cent par jour ; Havard attribuait aux bruits de guerre qui circulaient à cette époque la lenteur de la vente ; et il espérait voir le livre « prendre sérieusement son essor », si l’horizon politique s’éclaircissait34. Au mois d’avril, Mont-Oriol était à trente-neuf éditions, et l’éditeur ne se montrait pas plus satisfait : « Cette saison-ci, écrit-il, n’est pas fameuse pour les chemins de fer ; ils n’ont encore pris que 3 200 exemplaires35. »
En dehors des œuvres qu’il éditait de première main, V. Havard avait repris en seconde édition quelques-uns des livres publiés par Maupassant chez d’autres éditeurs. Ainsi le recueil Des Vers, publié chez Charpentier en 1880, fut réédité par Havard en 1884 ; ce ne fut pas pour lui une brillante entreprise commerciale ; aussi se plaint-il à l’auteur que le succès de cette seconde édition soit forcément compromis par la première :
J’ai dépensé près de cinq mille francs de fabrication et deux mille francs de publicité, et je suis encore loin d’avoir fait mes frais. Je pense que vous ferez bien d’être conciliant sur ce chapitre-là et de m’aider un peu à supporter ce petit choc. Comme on donne généralement dix pour cent sur les éditions de luxe, comme droits d’auteur, je vous proposerais de vous payer 0,75 par volume vendu ; je crois que ce sera raisonnable36.
Havard reprit aussi en 1887 l’édition des Contes de la Bécasse publiée en 1883 chez Rouveyre et Bloud, à la suite de difficultés qu’éprouva Maupassant avec son premier éditeur ; lorsqu’on voulut utiliser les clichés du livre, on s’aperçut qu’ils étaient usés comme s’ils avaient tiré à trente mille37 ; en réalité, les Contes de la Bécasse n’avaient eu jusque-là que dix éditions, et Havard les ayant fait recomposer sur nouveaux frais en tira d’un seul coup quatre éditions nouvelles38.
On nous pardonnera d’être entré dans les détails forcément arides de cette comptabilité minutieuse ; ils donnent une idée du soin avec lequel Maupassant administrait sa fortune littéraire. Mais il ne se contentait pas de se faire strictement rendre compte des conditions et des progrès de la vente. De perpétuels besoins d’argent le rendaient exigeant ; et il lui arrivait plus d’une fois de réclamer ses comptes trimestriels avant qu’ils ne fussent rigoureusement échus et de faire appel à la complaisance de son éditeur pour des avances pressantes. Plusieurs lettres publiées par M. A. Lumbroso renferment l’écho de ces doléances, qui se multiplient surtout à partir de 188539. L’un des derniers billets que Maupassant écrivit avant le naufrage irrémédiable de sa raison, cinq jours exactement avant sa tentative de suicide, est pour réclamer par l’intermédiaire de son avoué le règlement de son compte pour le quatrième trimestre de 189140.
De son côté, l’éditeur adressait à Maupassant de fréquents appels : comptant sur la merveilleuse fécondité d’un auteur que ses continuels besoins d’argent contraignaient à une production rapide, il n’attendait pas qu’un volume fût sorti des presses pour songer au prochain recueil, en réclamer le titre et organiser la publicité. Plus d’une fois, il devance les propositions de Maupassant et se montre impatient d’éditer un livre qui n’est pas encore écrit. En 1888, l’année où Maupassant faisait une croisière sur les côtes de la Méditerranée, à bord de son yacht Bel-Ami, Havard lui écrit : « Je n’ai pas besoin d’ajouter que je serais le plus heureux des éditeurs, si vous me rapportiez un petit volume dans votre valise41. » Maupassant rapporta de son voyage son livre Sur l’eau, mais il le fit paraître chez Marpon et Flammarion ; d’ailleurs, à partir de cette date, Havard n’édita plus qu’un seul recueil de Maupassant, celui de l’Inutile beauté, en 1890. Aussi ne cache-t-il point son vif désir de retrouver avec son auteur favori le succès d’autrefois ; et il lui écrit : « Est-ce que vous travaillez un peu pour moi, comme vous me l’avez promis ? Vous savez que j’attends cela comme le Messie pour redorer un peu le blason de ma librairie42. »
En tant qu’éditeur, Havard ne s’abstenait point de donner son avis sur les œuvres qu’on lui proposait, et spécialement sur la composition et le titre des recueils de nouvelles. Lorsqu’il avait remarqué dans un journal un récit de Maupassant dont le succès lui paraissait assuré, il ne manquait pas d’envoyer à l’auteur ses propres impressions, et son flair d’éditeur était bien rarement en défaut. Plusieurs de ses appréciations sont à retenir ; sous leur forme un peu fruste, elles témoignent souvent d’un goût plus averti et plus sûr que les longues dissertations des critiques. Six mois avant de publier Yvette, voici en quels termes il jugeait l’une des nouvelles qui composaientce recueil : « Sapristi, que vous avez fait une nouvelle remarquable dans le Gaulois, les Martin43 ! Ça ne me sort pas de la tête. Vous n’avez jamais fait plus fort, et vous ne saurez jamais combien elle a impressionné le public44. » Nous avons déjà rapporté son jugement sur la Maison Tellier et sur le Papa de Simon. Le Champ d’oliviers, l’une des dernières nouvelles écrites par Maupassant45, l’avait enthousiasmé au plus haut point46 et il suggère à l’auteur l’idée de la mettre en scène, où elle produirait grand effet : peut-être Maupassant y songeait-il réellement ; dans les dernières années de sa vie, il était littéralement hanté par cette passion du théâtre qui avait dirigé ses premiers efforts littéraires, et il confiait à un de ses amis, Jacques Normand, son collaborateur pour Musotte, les projets multiples qu’il avait formés :

« Des pièces ? Mais j’en ferai tant que je voudrai... Songez donc qu’en outre de mes romans : Une Vie, Fort comme la mort, Notre cœur, et les autres, qui renferment tous, tous, une pièce en germe, j’ai publié plus de deux cents nouvelles, qui toutes, ou presque toutes, offrent un sujet dramatique, soit dans la note tragique, soit dans la note gaie47. »

La maladie et la mort coupèrent court à ces espérances : en tout cas, il est curieux d’observer, ce que l’on n’a pas suffisamment remarqué jusqu’à présent, que les deux seules pièces en prose écrites par Maupassant sont précisément empruntées à deux de ses nouvelles, la Paix du ménage à Au bord du lit, qui est une première esquisse dialoguée48, Musotte à l’Enfant49. Après sa mort, plusieurs nouvelles et deux romans, notamment Yvette, à laquelle il avait songé lui-même, Mlle Fifi, Boule de Suif, Bel-Ami, Pierre et Jean, M. Parent, ont fourni ou doivent fournir matière à d’intéressantes adaptations théâtrales. Mais l’idée de l’éditeur Havard était juste :et il est curieux que le Champ d’Oliviers, l’une des nouvelles les plus dramatiques de Maupassant, n’ait encore tenté personne.
Havard a été aussi l’un des premiers à signaler chez Maupassant cette évolution de son tempérament qui devait plus tard frapper la critique. Après avoir lu Mont-Oriol, il envoie à l’auteur une longue lettre dithyrambique où nous relevons cette phrase caractéristique : « Vous donnez là, avec une puissance inouïe, une nouvelle note que j’avais devinée en vous depuis longtemps. J’avais pressenti ces accents de tendresse et d’émotion suprêmes dans Au Printemps, Miss Harriet, Yvette et ailleurs50. »
D’ailleurs, ses intérêts d’éditeur n’étant jamais séparés de ses impressions de lecteur, il se réjouit sincèrement de cette transformation : « Il doit nous venir avec ce livre-là vingt à vingt-cinq mille nouveaux lecteurs, car il est accessible aux âmes les plus timorées de la bourgeoisie que vos premières productions persistaient à effaroucher. » Ces prévisions se réalisèrent de tout point : des critiques ne manquèrent pas d’observer que, dans Mont-Oriol, la dureté coutumière de Maupassant s’était beaucoup attendrie51, et que ce roman était une œuvre de transition où l’auteur montre plus d’émotion qu’il ne lui était arrivé jusque-là d’en trahir52.
C’est surtout sur la composition et le titre des recueils de nouvelles que portaient les observations et les critiques de l’éditeur. Primitivement le volume Yvette devait se composer de cinq contes ; Havard trouvait cela trop court et réclamait quatre autres récits de l’importance des autres pour atteindre le chiffre de trois cents pages ; Maupassant ajouta deux nouvelles seulement à celles qu’il avait déjà livrées53. Lorsque Havard reprit l’édition des Contes de la Bécasse, en 1887, il critiqua le titre du recueil : « C’est un mauvais titre de vente ; ça donne comme une arrière-pensée des petits conteurs du XVIIIe siècle, avec un petit air vieillot54. » Il proposait comme titre celui de la première nouvelle du livre : Ce cochon de Morin ; mais il était le premier à reconnaître que ce titre, excellent pour la vente, serait « un peu hurlant sur la couverture », et il ne voulait pas « endosser la responsabilité des regrets que l’auteur pourrait peut-être en éprouver plus tard, vers l’âge mûr ». Après réflexion, le titre primitif fut maintenu. Pour une fois, le goût de l’éditeur était en défaut ; car, précisément, ce léger parfum XVIIIe siècle fut senti et fit le succès du livre ; quelques critiques comparèrent à ce propos Maupassant aux conteurs d’autrefois, et le nom de Le Sage fut prononcé55.
Pour l’Inutile Beauté le débat recommença. Tout d’abord, Maupassant avait appelé son recueil l’Abbé Villebois du nom du personnage principal de sa nouvelle le Champ d’oliviers : de lui-même il supprima ce premier titre et voulut mettre à sa place le Champ d’oliviers. Cette substitution ne convenait pas à l’éditeur, qui avait sur la question des idées très arrêtées et qui écrit à l’auteur :
Votre titre, le Champ d’oliviers, est absolument mauvais pour la vente ; c’est mon impression absolue et je l’ai essayé sur plus de dix personnes, qui, toutes, sont de mon avis. Le premier, l’Abbé Villebois, n’était pas absolument bon non plus, mais il avait sur celui-ci l’immense avantage d’être euphonique et sonore, et de bien entrer dans l’œil : je le prendrais à cent contre un. Vous savez quel rôle jouent les titres pour la vente, et que les œuvres des plus grands maîtres n’échappent pas à cette influence. Ne me mettez donc pas tout de suite dans une situation d’infériorité commerciale vis-à-vis de vos autres ouvrages similaires. Réfléchissez-y, je vous en prie, pendant qu’il en est temps encore et avisez-moi de votre détermination par un mot. Il va sans dire que je m’inclinerai devant vos oliviers, si vous les maintenez, mais comme on dit : la mort dans l’âme56.
Maupassant céda à ces considérations et proposa un nouveau titre, l’Inutile beauté, que l’éditeur déclara excellent57.

1 Cf. J. Lemaître, Contemporains, VI, p. 355.
2 Id., V, p. 9.
3 Cf. lettre de V. Havard à Maupassant, 5 août 1884 (A. Lumbroso, p. 397).
4 Revue des Deux Mondes, 1er juillet 1885.
5 Revue des Deux Mondes, du 1er mars 1887.
6 Brunetière, le Roman naturaliste, p. 373.
7 Brunetière, le Roman naturaliste, pp. 392-393.
8 G. Flaubert dans sa vie intime (Nouvelle Revue, janvier 1881).
9 Cf. Souvenirs de Ch. Lapierre (A. Lumbroso, p. 617).
10 Pp. 463, 468, 476, 486.
11 Cf., notamment, ce passage d’une lettre de M. Gustave de Maupassant,le père, au notaire chargé de régler la succession de Guy de Maupassant : « Mme de Maupassant, qui n’a jamais pu vivre avec les cinq mille francs de sa dot, n’a cessé d’écorner son bien. Pour qu’elle pût vendre, je devais donner mon consentement, que j’ai toujours donné sur la parole de Guy, qui me garantissait que je ne serais jamais inquiété, qu’il répondait de tout. Guy avait fait une espèce d’arrangement avec sa mère pour qu’elle n’eut pas à se tourmenter pour son existence. Je ne sais au juste quelles en étaient les clauses, mais je sais qu’il y mettait largement de sa poche. » (A. Lumbroso, p. 476).
12 Nous nous servirons surtout pour toute cette partie des lettres échangées entre Maupassant et Victor Havard de 1881 à 1891, et aussi de quelques lettres écrites par M. Gustave de Maupassant à l’avoué de son fils : les unes et les autres ont été publiées par A. Lumbroso, pp. 391 à 489.
13 A. Lumbroso, pp. 452 à 458.
14 A. Lumbroso, p. 451.
Soit 3 000 exemplaires à 40 centimes     
Soit 6 500 exemplaires à 1 franc

1 200 francs.
6 500 francs.
————
Total           7 700 francs.
15 Ibid., p. 450.
16 Ibid., p. 413.
17 A. Lumbroso, p. 415.
18 Ibid., p. 432.
19 Ibid., p. 433. V. Havard écrit : « La vente des livres, qui n’était déjà pas très brillante depuis quelque temps, n’aura guère, je crois, à compter sur l’Exposition pour la réchauffer. »
20 Ibid., p. 438. — Le compte du troisième trimestre de 1890 est 1 211 francs, et celui du quatrième trimestre varie entre 800 et 1 000 francs (Ibid., pp. 448-449).
21 A. Lumbroso, p. 435. Il s’agit dans cette lettre de l’Inutile Beauté.
22 Ibid., pp. 396-397.
23 Ibid., pp. 412-433.
24 Ibid., p. 413. « Messieurs Singer et Wolfner, de Budapest, me demandent également l’autorisation de traduire Bel-Ami en hongrois, pour être publié en deux volumes à un franc, tout cartonnés comme la Grande Marnière dont ils m’ont envoyé un spécimen. »
25 A. Lumbroso, p. 419.
26 A. Lumbroso, p. 418.
27 Ibid., p. 421.
28 Ibid., p. 411.
29 A. Lumbroso, p. 421.
30 Ibid., p. 413.
31 Ibid., p. 421.
32 Ibid., p. 420 et p. 432.
33 A. Lumbroso, p. 420.
34 Ibid., pp. 419-420.
35 Ibid., p. 420.
36 A. Lumbroso, p. 399.
37 Ibid., p. 419.
38 Ibid., p. 421.
39 A. Lumbroso, pp. 399 et 413.
40 Ibid., p. 459.
41 A. Lumbroso, p. 432.
42 Ibid., p. 434.
43 Cette nouvelle parut dans le Gaulois, du 28 juillet 1884 ; son véritable titre est le Retour.
44 A. Lumbroso, p. 397.
45 Recueil de l’Inutile Beauté (1890).
46 Cf. A. Lumbroso, p. 437.
47 Jacques Normand, Souvenirs sur Maupassant, Figaro du 13 décembre 1903.
48 Recueil de M. Parent.
49 Recueil Clair de lune.
50 A. Lumbroso, p. 417.
51 M. Brunetière, dans la Revue des Deux Mondes, 1er mars 1887.
52 J. Lemaître, Contemporains, V, p. 7.
53 A. Lumbroso, p. 397.
54 Ibid., p. 419.
55 J. Lemaître, Contemporains, VI, p. 357.
56 A. Lumbroso, pp. 435-436.
57 Il semble, d’après une lettre de V. Havard (A. Lumbroso, p. 437), que l’on jouait à cette époque-là, aux Menus-Plaisirs, une pièce qui portait un titre analogue. Havard fit des démarches et obtint de l’un des auteurs de la pièce, M. Clairville, que la pièce changeât de litre ; elle s’appela le Fétiche.

Chapitre I Troisième Partie, Chapitre II Chapitre III