IV
Il nous faut maintenant retourner en arrière et reprendre la vie de Maupassant où nous l’avions laissée, pour faire l’histoire de son œuvre. En réalité, l’œuvre littéraire, dont nous avons montré le développement rapide et le succès sans cesse grandissant, suffit à remplir la vie de Maupassant à cette époque : il n’y a point dans son existence, entre 1880 et 1891, d’événements plus importants que ceux que nous venons de rappeler ; ce sont du
moins les seuls qui, d’après lui, appartiennent au public. Pourtant on se ferait de Maupassant une idée tout à fait inexacte si l’on s’en tenait à cette sorte de chronique de librairie, à l’histoire anecdotique des éditions que nous avons essayé de présenter.
À côté de l’écrivain qui produit hâtivement et surveille avec soin le succès et le gain de son œuvre, il y a l’homme qui vit d’une vie mouvementée, indépendante et capricieuse, et cette existence inconsciemment se reflète au jour le jour dans l’œuvre qu’elle aide à mieux comprendre. Nous ne pouvons espérer la suivre dans tous ses détails ; sur bien des points nous devrons respecter la discrétion hautaine où se renfermait Maupassant et faire le silence sur les événements qui n’intéressent pas plus ou moins directement ce qu’il a livré de lui-même au public. Mais par ses livres précisément, en dépit de l’impassibilité qu’il revendiquait comme le premier devoir de l’artiste, nous pouvons reconstituer quelques épisodes de sa vie. Les rares confidences de ses amis nous aideront dans cette tâche. Deux d’entre eux publièrent récemment, sous le titre
En regardant passer la vie, les souvenirs de leurs amitiés littéraires, et Maupassant y est en bonne place
1. Les détails qu’ils nous donnent offrent
un grand intérêt ; il est prouvé aujourd’hui, par la publication qu’a faite M. Lumbroso de certaines lettres de Maupassant, que les souvenirs d’H. Amic sont empruntés à ces lettres ; il n’a fait le plus souvent que reproduire le texte même de Maupassant en le disposant sous une forme dialoguée
2.
À partir du moment où la fortune lui vint avec le succès, Maupassant songea surtout à assurer l’indépendance de sa vie et à se donner celle des jouissances qu’il préférait à toutes : le plaisir des lointains voyages. Ses droits d’auteur lui rapportaient en moyenne vingt-huit mille francs par an
3 ; il avait chez un agent de change à Paris d’importantes provisions d’argent, où il puisait selon ses besoins
4.
Le premier usage qu’il fit de sa fortune fut de se faire construire une maison suivant ses goûts dans le pays de son enfance. Tous ceux qui ont connu Maupassant se rappellent le joli chalet de
la Guillette, à Étretat. Ce n’était plus la maison de l’enfance, cette villa des Verguies où Guy avait passé ses premières années auprès de sa mère ; c’était le logis de l’artiste, amoureusement édifié au fond d’un jardin tranquille, fait pour le rêve et le travail ; le balcon de bois rustique qui réunissait les deux ailes du chalet et formait terrasse, l’humble balcon vêtu de vigne vierge dominait un paysage reposant, un paysage familier aux yeux de l’écrivain. Et quand, au retour des longues croisières ou des séjours fiévreux à Paris, il venait demander à la terre natale la quiétude et la fraîcheur d’une inspiration nouvelle, quand son regard se promenait des falaises aux collines et aux prairies roussies par l’automne, c’était toute sa jeunesse qui ressuscitait en lui avec les élans fougueux, les échappées audacieuses et les ambitions réalisées. Bien des pages pourraient être datées de cette chère retraite : la fameuse étude sur le roman y fut composée en septembre 1887, et toute une partie de
Pierre et Jean y fut aussi écrite. L’été, le pays était peuplé d’écrivains et d’artistes, et Maupassant recevait de nombreuses visites ; Henry Fouquier, qui le vit plus d’une fois à
la Guillette, a dit la
vie insouciante et libre qu’y menait son ami :
Méprisant les assujettissements de la mode, peu soucieux de tenir sa place parmi les « hommes du monde », il vivait là en campagnard et en marin. En ses longues promenades de chasse, en ses aventureuses pêches en mer, il usait sans péril la force de son tempérament et l’ardeur de son sang. Mélange de rudesse et de grâce, sa Normandie était un cadre reposant et approprié à son esprit5.
Un autre écrivain, qui fut reçu à la Guillette en 1887, M. Léopold Lacour, alors critique dramatique à la Nouvelle Revue, se rappelle les soirées intimes où Maupassant réunissait ses amis :
Je fus admis dans le petit cercle des privilégiés qui dînaient chez lui, à la Guillette, une ou deux fois par semaine. Les conversations, à ces dîners, étaient rarement littéraires ; Maupassant n’aimait point à parler de son travail, de ses œuvres, et il ne parlait pas non plus volontiers des autres écrivains. Mais on potinait ferme. Maupassant, sans être un chercheur de tares, voyait surtout les ridicules des gens qu’il connaissait et prenait un plaisir maladif à les dénoncer. Je crois même qu’il inventait souvent, pour la satisfaction d’une sensibilité pessimiste6.
On voit par ces lignes que, dès cette époque, Maupassant souffrait d’une inquiétude nerveuse
particulière qui se trahissait dans ses conversations et qui n’échappait point à ses amis.
Parmi les intimes de Maupassant à Étretat, il faut faire une place à part à Mme Leconte du Nouy, dont les souvenirs illustrent si gracieusement la vie de son ami, et dont tout l’œuvre littéraire est un hommage rendu à la mémoire du grand écrivain
7. Avant que
la Guillette fût construite, Mme Leconte du Nouy habitait déjà à Étretat une villa appelée
la Bicoque8. Quand Maupassant eut fait bâtir le modeste chalet auquel il donna son nom, des relations très étroites s’établirent entre lui et celle à qui il dit un jour qu’elle avait « le génie de l’amitié
9 ». Déjà souffrant, redoutant la solitude et les insomnies, il allait souvent passer ses soirées à
la Bicoque : il aimait qu’on lui fît la lecture, tandis qu’il restait étendu dans l’ombre ; on lut toute une série de correspondances du XVIII
e siècle, celle de Diderot à Mlle Volland, celles de Mlle de Lespinasse et de Mme d’Épinay ; et un jour Maupassant s’amusa à composer, sur le modèle d’une chanson de Mme du Deffand, neuf couplets assez lestes qui sont d’un comique excellent
10.
Longtemps Maupassant conserva l’habitude d’aller passer en Normandie une partie de l’été et de l’automne. Sa maison et ses amis l’attendaient ; de plus, il avait des intérêts dans le pays depuis qu’il avait racheté à sa mère la ferme de Saint-Léonard
11 ; enfin, autre chose encore l’attirait à la terre natale, cette passion de la chasse, qu’il avait profonde, absolue, comme tous ceux de sa race. Son mois de septembre était toujours pris par six ouvertures successives en Normandie ; cela était arrêté d’avance, immuable, fatidique, au point qu’il lui était impossible « de changer l’ordre établi de ces chasses obligatoires
12 ». Avec ses souvenirs de chasseur, Maupassant a écrit plus d’une nouvelle et l’un des types qu’il s’est plu à mettre le plus souvent en scène est celui du chasseur farouche pour qui la chasse est devenue une passion tyrannique et souvent fatale
13. Beaucoup de ces récits ont pour cadre un dîner de Saint-Hubert, un de ces longs dîners normands où l’on reste trois heures à table en racontant des coups de fusil : chaque convive évoque ses aventures ou ses accidents, et ce
sont des prouesses sanguinaires, souvent invraisemblables, des drames violents et rapides dont le souvenir fait frissonner les femmes. Dans la nouvelle intitulée
les Bécasses14, Maupassant a délicatement analysé toutes les sensations que lui faisaient éprouver les longues journées de chasse en Normandie : et c’est la douceur de l’automne, la saison rousse, où l’on sent traîner dans l’air des odeurs de terre humide, de terre dévêtue, semblables à une odeur de chair tiède et nue ; la joie saine du réveil matinal dans la fraîcheur de l’aube ; l’affût patient dans l’herbe froide poudrée d’une fine mousse blanche et la fumée légère s’envolant dans l’air bleu ; puis, le soir, les fanfares des cors dans la nuit claire, répétées par les échos perdus des vallées lointaines, réveillant les cerfs inquiets, les renards glapissants et troublant en leurs ébats les petits lapins gris, au bord des clairières ; enfin le retour à la ferme, dans la cuisine où flambe un beau feu, le repos sous le manteau de la cheminée où tourne et cuit, devant la flamme immense, un poulet gras et doré. Ailleurs, dans
Une Vie, dans
la Rouille, il a peint quelques-uns de ces hobereaux normands qui étaient ses compagnons de chasse ordinaires : et il a profondément pénétré l’âme simple et rude de ces hommes primitifs qui passent toute leur vie au milieu des bois, dans un
vieux manoir, et qui ont toujours à raconter de longues histoires de chiens et de furets dont ils parlent comme de personnages marquants qu’ils auraient beaucoup connus.
Nous avons déjà constaté quelle place immense tient la Normandie dans l’œuvre de Maupassant ; jusqu’à la fin de sa vie, la senteur de la terre normande le hante comme un parfum lointain et inoubliable, et l’on retrouverait dans ses derniers recueils de nouvelles des paysages et des types analogues à ceux d’
Une Vie ou des
Contes de la bécasse. C’est précisément pendant le séjour annuel qu’il faisait à Étretat, dans l’intimité paisible de
la Guillette ou durant les longues saisons de chasse, entre Fécamp et Yvetot, qu’il reprenait contact avec la terre et l’âme de chez lui ; c’est alors qu’il se faisait raconter par ses amis normands quelques-unes de ces bonnes farces locales, dont il riait d’un rire large et sonore, et qu’il notait soigneusement pour leur donner une vie nouvelle sous sa prose savoureuse et colorée. Dans ces dîners d’automne, où les corps, alanguis par la saine fatigue du jour, aiment la paresse voluptueuse des digestions lentes, ce n’était pas seulement le livre d’or des chasses glorieuses ou dramatiques qui fournissait la matière des conversations interminables ; mais on reprenait, chapitre par chapitre, la chronique annuelle de Gisors ou de Quincampoix ; et
Maupassant, qui aimait à « potiner », — c’est du moins l’un de ses amis qui le prétend, — recueillait alors, de la bouche de Mme Brainne, de Charles Lapierre, ou de Robert Pinchon, le sujet de ses nouvelles ou de ses romans futurs.
Pourtant, peu à peu, ces séjours en Normandie s’espacèrent. Maupassant se sentit attiré davantage vers le midi, où sa mère s’était fixée depuis plusieurs années. Mme de Maupassant habitait à Nice, successivement à la villa des Ravenelles et à la villa Monge, où sa belle-fille et sa nièce étaient venues la rejoindre après la mort d’Hervé. Le père de Maupassant, de son côté, s’était installé à Sainte-Maxime-sur-Mer. Maupassant lui-même prit l’habitude de passer une partie de l’année à Cannes, où il occupa en dernier lieu le chalet de l’Isère, sur la route de Grasse. Et bientôt, dans un port de cette douce côte provençale, tantôt à Cannes, tantôt à Antibes, se balança la délicate silhouette du yacht Bel-Ami, sur lequel l’écrivain aimait à partir pour une longue croisière.
Car il avait aussi la passion des voyages ; et ce n’était pas pour lui une simple distraction : ces échappées inquiètes vers quelque terre lointaine, hors de la société des hommes, ces solitudes de plusieurs mois, en mer ou dans les champs, devinrent peu à peu un besoin impérieux de son tempérament ; elles étaient, comme on l’a dit, une tentative
de retour à la vie simplifiée, toute physique et tout animale, où il pût oublier l’ennemi sourd, l’ennemi patient qu’il portait en lui
15. Mais, contrairement à ce qu’on prétend, cette inquiétude morbide et cette fièvre périodique de mouvement, cette cure au grand air du large, cette recherche impatiente de la solitude qui en étaient la conséquence ordinaire, ne datent pas de 1885, et ce n’est pas seulement dans
Bel-Ami, dans
le Horla, dans
Sur l’eau, que l’on peut constater les symptômes et les progrès du mal irréparable ; dès ses premiers voyages et dès les premiers livres où Maupassant nota ses impressions d’excursionniste, le dégoût de la société, la hantise de la mort, l’évasion douloureuse hors du cercle des habitudes quotidiennes se manifestent très clairement. Partant pour l’Afrique, en juillet 1881, voici ce qu’il écrivait, dans les pages qui servent d’introduction à son premier livre de voyage :
... On se sent écrasé sous le sentiment de l’éternelle misère de tout, de l’impuissance humaine et de la monotonie des actions... Tout logis qu’on habite longtemps devient prison ! Oh ! fuir, partir ! fuir les lieux connus, les hommes, les mouvements pareils aux mêmes heures, et les mêmes pensées surtout ! Quand on est las, las à pleurer du matin au soir, las à ne plus avoir la force de se lever pour boire un verre d’eau, las des visages amis vus trop souvent et devenus irritants,... il faut partir, entrer dans une vie nouvelle et changeante. Le voyage est une espèce de porte par où l’on sort de la réalité comme pour pénétrer dans une réalité inexplorée qui semble un rêve16.
Et plus loin, dans la solitude du Zar’ez, le voyageur sentira la joie amère de l’oubli souverain : « Et si vous saviez comme on est loin, loin du monde, loin de la vie, loin de tout, sous cette petite tente basse qui laisse voir, par ses trous, les étoiles, et, par ses bords relevés, l’immense pays du sable aride
17. » Ces appels d’angoisse auxquels succèdent le calme et la volupté de l’isolement, on pourrait les retrouver dans tous les livres où Maupassant a noté ses impressions et ses souvenirs de voyage.
Et pourtant, même en voyage, il souffrait : il souffrait de la sottise des touristes que le hasard des itinéraires jetait sur sa route, il supportait mal la fatigue des longs déplacements, il redoutait le manque de confort des hôtels ; et dans une de ses nouvelles, il a tracé des voyages un tableau légèrement poussé au noir :
Changer de place me paraît une action inutile et fatigante. Les nuits en chemin de fer, le sommeil secoué des wagons... les réveils éreintés dans cette boîte roulante, cette sensation de crasse sur la peau... ce parfum de charbon dont on se nourrit, ces dîners exécrables dans le courant d’air des buffets sont, à mon avis, de détestables commencements pour une partie de plaisir. Après cette introduction du rapide, nous avons les tristesses de l’hôtel, du grand hôtel plein de monde et si vide, la chambre inconnue, navrante, le lit suspect... Et les dîners d’hôtel, les longs dîners de table d’hôte au milieu de toutes ces personnes assommantes ou grotesques ; et les affreux dîners solitaires à la petite table du restaurant... Et les soirs navrants dans la cité ignorée... Oh ! les soirées sombres de marche au hasard par des rues ignorées, je les connais. J’ai plus peur d’elles que de tout18.
Aussi à ces longs voyages de rapide en rapide, de grand hôtel en grand hôtel, aux excursions toutes faites où la prévoyance exaspérante des guides règle tout, jusqu’à l’admiration, Maupassant préférait-il les simples promenades « des vrais routiers qui vont, sac au dos, canne à la main, par les sentiers, par les ravins, le long des plages
19 ». Il fuyait les terres trop admirées, trop décrites, trop visitées des touristes et recherchait, en France même, quelque pays plus discret, où il n’avait d’autre guide que sa fantaisie, la Bretagne, la Corse ou l’Auvergne.
J’aime à la folie, écrit-il, ces marches dans un monde qu’on croit découvrir, les étonnements subits devant des mœurs qu’on ne soupçonnait point, cette constante tension de l’intérêt, cette joie des yeux, cet éveil sans fin de la pensée20.
Mais surtout, pour mieux échapper à toutes les petites vexations du chemin de fer et de l’hôtel, Maupassant aimait ces libres croisières qu’il faisait à bord de son yacht. De son enfance, il avait conservé cet attrait irrésistible pour l’eau, qui cache en elle plus de mystères que l’imagination n’en saurait inventer, et qui engourdit la volonté malade de son impuissance. C’est sur l’eau, celle de la Seine ou de la Méditerranée, qu’il a vécu toutes ses heures d’oubli, c’est à elle, aux parties de canotage de Maisons-Laffitte, de Croissy ou de Sartrouville, que sont liés ses meilleurs souvenirs de jeunesse. C’est à elle qu’il demandera la guérison de ses nerfs ou le charme périlleux des hallucinations qu’il aimait. Mais, plus encore que la rivière, « cette chose mystérieuse, profonde, inconnue, ce pays des mirages et des fantasmagories où l’on voit, la nuit, des choses qui ne sont pas, où l’on entend des bruits que l’on ne connaît pas, où l’on tremble sans savoir pourquoi », plus que la rivière « silencieuse et perfide », il goûtait l’enchantement irrésistible de la mer : « Elle est souvent dure et méchante, c’est
vrai, mais elle crie, elle hurle, elle est loyale, la grande mer
21... » Il était invinciblement attiré par l’instinct de sa race vers ces « sentiers obscurs de la mer » dont parlait Pindare : c’était le Normand qui reparaissait en lui, la hantise des courses enfantines, des longs après-midi passés au large avec les pêcheurs d’Étretat ; à son goût naturel pour l’existence rude, saine et libre des flots, se joignit peu à peu son amour de la solitude : l’isolement entre le ciel et l’eau, loin des villes et des hommes, l’illusion de se détacher de tout, d’oublier tout, de ne plus voir et sentir qu’en soi, le silence des grands espaces vides, tel fut le remède qu’il chercha contre l’abus de la jouissance et l’ébranlement des nerfs. Aussi, de même qu’il avait désormais en Normandie un petit coin de terre bien à lui, une maisonnette et un jardin, un point de contact permanent avec le sol natal, voulut-il avoir un refuge aussi sur la mer immense qu’il aimait d’un amour filial, plus profondément encore que la terre de son pays ; il fit construire un yacht auquel il donna le nom de
Bel-Ami, comme Zola avait donné le nom de
Nana à la barque de Médan. À
la Guillette, dans la paix attendrie de l’automne, il retrouvait toutes les impressions puériles et exquises d’autrefois, il ranimait son imagination épuisée à la flamme chaude et claire du passé ; sur
le Bel-Ami, dans
l’aube frissonnante du printemps,il fuyait la réalité, il s’en allait à la conquête du rêve, cherchant ces jardins fabuleux aux fleurs narcotiques, pleine de femmes lascives, dont parlaient les vieilles chansons de ses ancêtres les Normands, et dont ils rêvaient dans le secret de leur âme aventureuse. Son imagination, éprise de rêves luxuriants, se plaisait à la vie vagabonde des marins, toujours en route entre un rivage et l’autre, rapportant, avec les rameaux d’orangers et de citronniers chargés de fruits d’or, le souvenir de mystérieuses Hespérides à qui il se figurait les avoir ravis, conservant la vision d’îles miraculeuses, d’êtres surnaturels, de merveilles et de félicités à peine entrevues. Quand il souffrait trop, il ne trouvait d’apaisement que sur la mer éclatante dont la respiration montait et descendait le long de son yacht, selon le rythme d’un souffle égal.
Ces longues courses, d’ailleurs, n’étaient point perdues pour le travail ; et plus d’une fois Maupassant « rapportait un livre dans sa valise », comme le lui demandait son éditeur. Il publia trois volumes de voyage
22 où se trouvent presque tous ses souvenirs d’excursion en Algérie, en Bretagne, en Italie, en Sicile, en Tunisie et le long des côtes méditerranéennes ; mais, de plus, ses impressions et ses notes de touriste lui ont fourni maint sujet
de nouvelles ; on les retrouve jusque dans ses romans, dans certains épisodes d’
Une Vie, de
Bel-Ami ou de
Mont-Oriol ; enfin, dans les journaux auxquels il collaborait habituellement, dans
le Gil Blas ou dans
le Gaulois, il faudrait reprendre toutes ces lettres qu’il envoyait au hasard des étapes ou des escales, et qu’on a eu grand tort d’oublier.
Le premier voyage dont on trouve la trace dans son œuvre est celui qu’il fit en Corse en septembre-octobre 1880. Pendant un mois, il adressa quatre correspondances au
Gaulois23 : la première, datée d’Ajaccio et intitulée
la Patrie de Colomba, décrit l’aspect du port de Marseille, le départ, la nuit en mer, le lever du soleil et l’apparition soudaine de la Corse, à l’aube :
L’horizon pâlit vers l’Orient et, dans la clarté douteuse du jour levant, une tache grise apparaît au loin sur l’eau. Elle grandit, comme sortant des flots, se découpe, festonne étrangement sur le bleu naissant du ciel ; on distingue enfin une suite de montagnes escarpées, sauvages, arides, aux formes dures, aux arêtes aiguës, c’est la Corse...
Nous avons cité à dessein ce passage ; car la description de la Corse aperçue dans le lointain est un thème que Maupassant a repris plus d’une fois
dans ses nouvelles ou ses romans. En plusieurs endroits, il a noté l’impression étrange, faite de surprise et d’un peu d’effroi, que cause la brusque apparition de l’île surgissant dans le brouillard, avec sa forme bizarre et hérissée
24. Poursuivant sa route, Maupassant décrit les Sanguinaires et Ajaccio, où il arrive en pleine période électorale : la physionomie des rues est rendue de façon amusante ; mais les conversations politiques, les réunions tapageuses, la propagande éhontée, les tripotages de toute sorte écœurent le voyageur qui aspire à la solitude apaisante des hauts sommets :
Les grands sommets montrent, au-dessus des collines, leurs pointes de granit rose ou gris ; l’odeur du maquis vient chaque soir, chassée par le vent des montagnes ; il y a là-bas des défilés, des torrents, des pics, plus beaux à voir que des crânes d’hommes politiques ; et je pense tout à coup à un aimable prédicateur, le P. Didon, que je rencontrai l’an dernier dans la maison du pauvre Flaubert. Si j’allais voir le P. Didon ?...
La lettre suivante contient, en effet, le récit d’une visite au P. Didon, au monastère de Corbara, et il y a là quelques pages très curieuses qu’il ne serait peut-être pas sans intérêt de réimprimer. Les bandits corses, les histoires de vendetta qui ont inspiré
à Maupassant quelques nouvelles
25 lui ont fourni aussi le thème d’un article documenté. Enfin, sous le titre
Une page d’histoire inédite, le voyageur a recueilli et conté une anecdote peu connue sur l’enfance de Napoléon
26.
En 1881, Maupassant repartit pour un voyage en Algérie. Depuis longtemps déjà, il se sentait attiré vers l’Afrique « par un impérieux besoin, par la nostalgie du désert ignoré, comme par le pressentiment d’une passion qui va naître
27 ». Il partit au milieu de l’été, estimant avec raison qu’il fallait voir cette terre du soleil et du sable en cette saison, « sous la pesante chaleur, dans l’éblouissement furieux de la lumière ». De plus, à cette époque, l’odyssée héroïque de l’insaisissable Bou-Amama donnait à l’Algérie un attrait particulier.
Maupassant s’embarqua à Marseille sur
l’Abd-el-Kader, à destination d’Alger, où il fit un premier séjour, assez rapide. C’est à ce moment qu’il rendit visite à J. Lemaître, en compagnie d’Harry Alis
28. D’Alger il alla à Oran, visitant au passage
la Mitidja et la vallée du Chélif ; après une courte halte à Oran, il s’enfonçait vers le Sud, malgré les troubles ; il avait obtenu de se joindre à un convoi qui allait ravitailler un détachement campé le long des chotts ; il fit ainsi la traversée de l’Atlas, s’arrêta à Saïda, à Aïn-el-Hadjar, à Tafraoua, à Kralfallah, puis repartit pour la province d’Alger. Mais les grandes villes ne l’intéressaient guère et ne l’arrêtaient pas longtemps ; ce qu’il voulait voir, c’était le désert nu, ardent et superbe, l’empire du soleil et du sable ; aussi, après une excursion à Boukhrari, reprend-il la route du Sud : pendant vingt jours, il accompagne deux lieutenants français dans un voyage d’exploration à travers la région du Zar’ez ; c’est de tout son séjour l’épisode dont il paraît avoir gardé l’impression la plus profonde, celui aussi dont il a laissé le récit le plus frappant. Il quitta le désert à regret pour remonter vers la côte, traversa la Kabylie, visita en hâte Constantine et Bône, et regagna enfin la France.
Ce voyage avait duré plus de trois mois, puisqu’à la fin de 1881 Maupassant n’était pas encore rentré à Paris
29. Il est peu vraisemblable qu’il ait rédigé ses notes tout de suite, au jour le jour, comme il l’avait fait lors de son excursion en Corse.
Au Soleil est sans doute un livre écrit de souvenir,
à l’aide du carnet de route où étaient consignées quelques brèves indications, quelques rapides détails. En tout cas, le volume ne parut que trois ans plus tard, en 1884, après que les chapitres dont il se compose eurent été publiés dans
la Revue bleue, à la fin de 1883. Mais l’Algérie, comme la Corse, a pris place désormais parmi les thèmes d’inspiration auxquels Maupassant emprunte la matière de ses nouvelles et de ses romans : ces
Souvenirs d’un chasseur d’Afrique, qui sont les débuts du héros de
Bel-Ami dans le journalisme, contiennent plus d’une idée, plus d’une description qu’il serait facile de retrouver dans
Au Soleil30 ;
Allouma,
Mohammed-Fripouille,
Un soir,
Marroca31 sont des histoires d’amour ou des récits de guerre qui ont l’Algérie pour théâtre.
Pendant l’été de 1882, Maupassant visita la Bretagne. Ce fut l’une de ces flâneries à pied qu’il aimait tant et il nous en a laissé le récit en quelques pages charmantes
32 qui font songer à cet amusant journal de route dont Flaubert et Maxime Du Camp rédigeaient alternativement les chapitres. Maupassaut a refait en partie l’itinéraire de son maître ;
comme lui, il s’en est allé par les champs et par les grèves, sac au dos, évitant les grand’routes, et suivant la fantaisie des petits sentiers ; de Vannes à Douarnenez, il a longé la côte, « la vraie côte bretonne, solitaire et basse, semée d’écueils, où le flot gronde toujours et semble répondre aux sifflements du vent dans la lande
33 ». Il n’a point fait un voyage méthodique, mais une promenade vagabonde et il nous donne le secret de ces charmantes équipées :
Coucher dans les granges quand on ne rencontre point d’auberges, manger du pain et boire de l’eau quand les vivres sont introuvables, et ne craindre ni la pluie, ni les distances, ni les longues heures de marche régulière, voilà ce qu’il faut pour parcourir et pénétrer un pays jusqu’au cœur, pour découvrir, tout près des villes où passent les touristes, mille choses qu’on ne soupçonnait pas34.
Et, sans doute, il n’a pas la prétention d’avoir découvert la Bretagne, ni de la révéler, en trente pages, à ses contemporains ; mais du moins il a cueilli le long de la route des impressions originales, à Carnac, à Quimperlé, à Pont-l’Abbé, à Penmarch, et surtout il a noté quelques-unes de ces vieilles légendes bretonnes dont il avait déjà conté, en une
chronique du
Gaulois, la plus pittoresque
35.
Quelques autres récits d’excursion, — une saison aux bains de Louèche
36, dans le Valais, une visite aux usines du Creusot, — sont joints aux chapitres plus développés du volume
Au Soleil. Mais il faut attendre jusqu’en 1885 pour trouver dans la vie de Maupassant un nouveau voyage dont l’histoire présente quelque intérêt.
Ce voyage en Italie et en Sicile nous est assez bien connu, grâce au récit que Maupassant en a fait lui-même dans ses chroniques au
Gil Blas ou au
Figaro, et, cinq ans plus tard, dans son livre
la Vie errante, grâce aussi aux souvenirs d’un de ses compagnons de route, Henri Amic
37. Maupassant partit en avril 1885, accompagné du peintre Henri Gerveix ; Henri Amic les rejoignit trois semaines plus tard à Naples. La première partie du voyage se passa à visiter Savone, Gênes, la
Rivière ligure, Venise, Pise et Florence
38 ; de Venise, Maupassant écrivit pour
le Gil Blas un article
39, quelques variations assez peu originales
sur cette ville « la plus admirée, la plus célébrée, la plus chantée par les poètes, la plus désirée par les amoureux, la plus visitée, la plus illustre... » et dont le nom seul « semble faire éclater dans l’âme une exaltation ».
Puis on redescendit vers Naples, où Maupassant fit un séjour assez prolongé ; il s’y intéressa surtout à la vie intense de la rue, aux mœurs caractéristiques du peuple ; il se plaisait aux douces flâneries sur la Toledo, à la Villa Nationale, à Santa-Lucia, le soir, dans l’air tiède du printemps napolitain ; il descendait jusqu’au port, s’accoudait aux parapets de pierre, blancs de lune, « admirant l’étrange spectacle que formaient dans la nuit la mer et le volcan
40 », écoutant les chansons d’amour qui couraient sur les flots, à travers les barques pleines de femmes languissantes et de musiciens invisibles ; il aimait à se perdre dans les ruelles suspectes des hauts quartiers, goûtait la joie des rencontres imprévues, des frôlements tentateurs, savourait les scènes pittoresques de la vie intime, étalée sans vergogne au seuil des maisons. Quelques-unes de ses impressions sont notées dans un article de journal qu’il écrivait à Naples, le 5 mai 1885, et qui n’a pas été réimprimé ; il y décrivait l’aspect des quartiers populaires, à l’heure du réveil :
Naples s’éveille sous un éclatant soleil. Elle s’éveille tard, comme une belle fille du midi, endormie sous un ciel chaud. Par ses rues, où jamais on ne voit de balayeur, où toutes les poussières faites de tous les débris, de tous les restes des nourritures mangées au grand jour, sèment dans l’air toutes les odeurs, commence à grouiller la population remuante, gesticulante, criante, toujours excitée, toujours enfiévrée, qui rend unique cette ville si gaie41.
Puis c’est Naples à la nuit tombante, dominée par le phare colossal du Vésuve, qui lance par moments de grandes gerbes de clarté rouge, semblables à une écume de feu ; et c’est l’ombre tiède des rues, où de bons ruffians abordent le promeneur et lui glissent à l’oreille de stupéfiantes propositions, tout un programme de plaisirs sensuels compliqué d’articles vraiment inattendus : « Pour peu que vous en ayez envie, ces gens-là vous offriraient le Vésuve ! »
Maupassant avait d’ailleurs fait connaissance avec quelques Napolitains, artistes ou hommes de lettres, qui se chargeaient de l’initier plus complètement à la vie populaire dont il goûtait le charme un peu rude. C’est ainsi que certains d’entre eux se rappellent encore le déjeuner qu’on lui fit faire à la célèbre
trattoria Pallino, au Vomero, dont la cuisine napolitaine n’a point de rivale, et où il est de
tradition de conduire tous les étrangers de marque
42.
Quelques excursions marquèrent la fin de son séjour. Il fit, en compagnie de Gervex et d’H. Amic, l’ascension du Vésuve. H. Amic a conté cette promenade à travers Torre del Greco, Herculanum, Torre dell’Annunziata, et l’ascension parmi les récentes coulées de lave
43. Puis ce fut la visite du golfe, Sorrente, Capri, Amalfi, Salerne, Paestum, l’île d’Ischia, qui venait d’être dévastée par un tremblement de terre et qui fournit à Maupassant le sujet d’un nouvel article
44.
Deux jours après, Maupassant partait pour la Sicile. À Palerme, il descendit à l’
Albergo delle Palme, où plusieurs Siciliens se rappellent lui avoir souvent rendu visite ; quelques-uns nous donnent même sur son séjour de curieux détails, peut-être un peu suspects
45. On raconte qu’il voulut visiter à la Villa d’Angri l’appartement qu’y avait occupé, quelque temps auparavant, Richard Wagner, et où avaient été composés certains fragments de
Parsifal : « Il resta longtemps debout devant une armoire ouverte, toute parfumée encore de l’essence de rose
dont le maître se servait toujours pour son linge
46 ». Un soir,invité à un dîner de baptême, Maupassant se livra sur lui-même à une curieuse expérience qu’il fit plus d’une fois et dont plus d’un témoin se porte garant : il demanda un peigne, fit faire l’obscurité dans la salle, et, passant rapidement le peigne dans son épaisse chevelure, en tira de longues étincelles. Une autre fois, il pria un de ses amis siciliens, un médecin, de lui donner un morceau de la chair d’un homme qui venait de mourir à l’hôpital ; le chroniqueur auquel nous empruntons ces anecdotes raconte un peu naïvement que Maupassant porta la chair à un cuisinier, la fit apprêter et la mangea
47. En réalité, il n’y a là qu’une joyeuse mystification, l’une de ces farces énormes dans lesquelles la verve du Normand aimait à se manifester ; et M. Lumbroso rapproche fort justement ce trait de celui que rapporte Henri Amic
48. Il faut sans doute attribuer plus de valeur au témoignage de M. Ragusa-Moleti lorsqu’il enregistre dès cette époque des symptômes d’inquiétude nerveuse dans le caractère de Maupassant
49 ; ce qu’il nous dit
de la visite au cimetière des Capucins s’accorde parfaitement avec le récit qui en est fait dans
la Vie errante ; en vain M. Ragusa-Moleti et ses amis Oddone Berlioz, Pipitone-Federico, qui accompagnaient Maupassant, essayèrent de le détourner de visiter « cette chose affreuse, sauvage », ces hallucinantes catacombes dont l’horrible vision de mort risquait d’ébranler dangereusement une imagination déjà très compromise. Maupassant note en effet dans son livre l’horreur des Siciliens pour cette curiosité macabre, et leur refus de renseigner les étrangers ou de les conduire aux Capucins
50 ; puis il déclare que les réticences et les refus ne firent qu’exciter son désir de connaître cette sinistre collection de trépassés. L’impression qu’il en éprouva fut profonde, plus douloureuse sans doute que ne le laissent deviner les pages de sa description ; pour reposer ses nerfs, il éprouva le besoin de voir des fleurs et se fit conduire à la villa Tasca
51.
Sur Palerme et sur ses excursions en Sicile, Maupassant écrivit quelques articles pour
le Figaro et
le Gil Blas : on les retrouve presque textuellement dans la partie de
la Vie errante qui est consacrée à la Sicile
52. Mais ce qu’on n’y retrouve
pas, c’est un amusant épisode du voyage à Catane dont le souvenir nous est parvenu à la fois par une lettre de Maupassant
53 et par le livre de Henri Amic
54, à qui nous en empruntons le récit :
Lors de notre départ pour Catane, le jeune prince Scalea55 nous avait invités, Maupassant et moi, à nous arrêter chez son grand-père qui possédait une importante thonnerie au-dessus de Solunto...
Le jeune prince Scalea et, le vicomte de Serionne assistaient au déjeuner qui nous fut offert. Tous deux devaient retourner à Palerme dix minutes après nous avoir vus partir et ils nous enviaient : bien qu’habitant la Sicile, ils ne connaissaient pas Catane.
— Saisissez donc l’occasion, leur dit Maupassant, venez avec nous !
— Nous ne demanderions pas mieux, si nous y avions pensé plus tôt, mais c’est impossible. Songez ! nous n’avons rien, pas de chemises de nuit, pas d’objets de toilette...
— Nous vous en prêterons.
— Si nous nous décidions ? — s’écria M. de Serionne. J’en profiterais pour aller voir une de mes cousines que je ne connais pas.
— Vous n’avez plus le droit d’hésiter, insista Guy, voici le train, dépêchez-vous, prenez vite vos billets.
Joyeusement les deux cousins obéirent et quand le train partit nous éclatâmes de rire tous les quatre à l’idée des complications comiques qu’allait susciter un si rapide embarquement.
Quelque temps après, rentré en France, Maupassant écrivait à Henri Amic :
Vous savez que le vicomte de Serionne se marie, grâce à nous. Il épouse sa cousine chez qui nous l’avons laissé à Catane. Je ne m’attendais guère à ce résultat de notre voyage en Sicile. Voulez-vous fonder une agence ?..
Ce voyage ne fut pas le seul que Maupassant fit en Italie et en Sicile. Plusieurs fois, sur le yacht Bel-Ami, il retourna explorer les côtes de Gênes et de Naples. Il poussa même jusqu’en Tunisie, où il passa l’hiver de 1888-1889 et où il fit vers Sousse et Kairouan une expédition qu’il raconte dans la Vie errante.
Mais il est dans la vie de Maupassant un autre voyage, en général peu connu, parce que c’est le seul dont il ne nous ait pas parlé lui-même, et pour cause, comme on va le voir. Pendant l’été de 1886, il fut invité en Angleterre par le baron Ferdinand de Rothschild, au château de Wadesden. Son hôte avait réuni pour le recevoir une société distinguée et Maupassant connut le charme de la vie anglaise à la campagne
56. Après un séjour assez prolongé
dans le Hampshire, il partit pour Londres, mais, à la surprise générale, se refusa à visiter la ville. Son ami Paul Bourget lui avait écrit qu’en Angleterre il ne fallait pas négliger de voir Oxford, « la seule ville du Moyen-Âge du Nord ». Et Maupassaut voulait immédiatement partir pour Oxford. Le temps était exécrable ; l’excursion, totalement manquée, tourna au burlesque. On nous raconte tous les incidents de route dont fut victime la petite caravane d’excursionnistes à laquelle s’était joint Maupassant : sous le vent et la pluie, les touristes grelottaient de froid et mouraient de faim ; Maupassant, visiblement, regrettait l’Afrique ; aux prises avec un cocher ivre qui ne le comprenait pas et dont il n’entendait pas le jargon, il vit tant bien que mal la vieille ville au fond d’un aquarium et à travers les explications stéréotypées du guide ; mais enfin il avait vu Oxford, ainsi qu’il l’avait promis à Bourget. Seulement, après une dernière soirée passée à Londres, au « Théâtre Savoy », il s’enfuit honteusement, las de l’Angleterre, de son climat et de ses antiquités, laissant à l’un de ses compagnons ce court billet d’adieu : « J’ai trop froid, cette ville est trop froide. Je la quitte pour Paris ; au revoir, mille remerciements. »
À ces souvenirs de voyage il faudrait joindre
encore celui de toutes les excursions que Maupassant fit en France, notamment pendant ses saisons dans les villes d’eaux. Nous nous bornerons à rappeler ici le séjour que Maupassant fit en Auvergne et qui précède de peu la composition de
Mont-Oriol. En août 1885 il avait été prendre les eaux à Châtel-Guyon ; au retour il écrit à un ami :
Je viens de faire d’admirables excursions en Auvergne ; c’est vraiment un pays superbe et d’une impression bien particulière, que je vais essayer de rendre dans le roman que je commence57.
Ce roman devait s’appeler
Mont-Oriol, et nous y retrouvons en effet des descriptions de Châtel-Guyon, de l’ermitage de Sans-Souci, du lac de Tazenat, des ruines de Tournoël. Maupassant s’installa à Antibes, à la villa Muterse, pour écrire son nouveau livre, il y travaillait encore à la fin d’octobre 1886, et son éditeur lui écrivait : « J’espère que le climat d’Antibes va vous être salutaire et vous permettra de terminer le nouveau chef-d’œuvre rapidement
58. »
La composition de
Mont-Oriol semble avoir donné à l’auteur beaucoup de mal : le plan du roman avait déjà été conçu à Châtel-Guyon, mais après en avoir écrit à Antibes quelques chapitres, Maupassant,
se défiant de la déformation que le souvenir inflige aux objets, retourna vérifier le paysage avant d’achever l’œuvre
59. Cette histoire de passion très exaltée, très ardente et très poétique, assez différente de ses premiers romans, « le changeait et l’embarrassait », suivant ses propres expressions ; et pendant qu’il y travaillait, en mars 1886, il écrit à une amie :
Les chapitres de sentiment sont beaucoup plus raturés que les autres. Enfin ça vient tout de même. On se plie à tout, ma chère, avec de la patience ; mais je ris souvent des idées sentimentales, très sentimentales et tendres que je trouve, en cherchant bien ! J’ai peur que ça ne me convertisse au genre amoureux, pas seulement dans les livres, mais aussi dans la vie. Quand l’esprit prend un pli, il le garde ; et vraiment il m’arrive quelquefois, en me promenant sur ce cap d’Antibes, — un cap solitaire comme une lande de Bretagne, — en préparant un chapitre poétique au clair de lune, de m’imaginer que ces histoires-là ne sont pas si bêtes qu’on le croirait60.
Mont-Oriol fut achevé en décembre 1886 et, après avoir été publié en feuilleton dans le Gil Blas, parut chez Havard en 1887.
1 Le livre parut chez Ollendorff. Les auteurs sont Henri Amic et l’auteur d’Amitié Amoureuse, Mme Leconte du Nouy. Dans Amitié Amoureuse on retrouverait, paraît-il, des lettres authentiques de Maupassant ; en tout cas, il y a là, aussi, des souvenirs sur lui, sur sa personne, sur sa famille, sur sa vie.
2 Ce procédé est particulièrement apparent pp. 40 et 41 de En regardant passer la vie : ce passage, relatif aux chasses en Normandie, au séjour de Maupassant en Auvergne, au voyage de Sicile, est textuellement emprunté à la lettre de Maupassant à Henri Amic (17 août 1885), qu’a publiée M. Lumbroso, pp.400-401. La méthode est la même dans Amitié Amoureuse : nous y avons noté (p. 50) un développement sur l’horreur de Maupassant pour le monde, qui se retrouve identiquement dans En regardant passer la vie (p. 103), et qui, par surcroît, n’est qu’une paraphrase d’une page de Sur l’Eau.
3 D’après le témoignage de M. de Maupassant père (A. Lumbroso, p. 467).
5 Henry Fouquier, la Statue de Maupassant (mai 1900).
6 Lettre de M. Léopold Lacour à M. Lumbroso (p. 426, en note).
7 On a remarqué qu’il n’est presque pas de livre de Mme Leconte du Nouy où il ne soit question de Maupassant (Amitié Amoureuse, En regardant passer la vie, la Joie d’aimer).
8 L’un des romans de Mme Leconte du Nouy, la Joie d’aimer, est daté de la Bicoque, Étretat, 1904.
9 En regardant passer la vie, p. 209.
11 Cf. une lettre de M. de Maupassant père publiée par A. Lumbroso, p. 468.
12 En regardant passer la vie, p. 40. Cf. la lettre à H. Amic publiée par A. Lumbroso, p. 400.
13 Voir notamment les nouvelles : la Bécasse et Un coq chanta (Contes de la bécasse), le Garde (Yvette), la Rouille (Mlle Fifi), les Bécasses (M. Parent), le Loup (Clair de lune), etc.
15 J. Lemaître, Contemporains, IV, p. 353.
16 Au Soleil, pp. 1-5. Le voyage d’Afrique est de 1881, mais le volume Au Soleil n’a été publié qu’en 1883, dans la Revue bleue et en 1884 en librairie.
18 Les Sœurs Rondoli, pp. 4 à 7. Cette nouvelle précède d’un an l’excursion de Maupassant en Italie et en Sicile.
19 En Bretagne (1882) dans le volume Au Soleil, p. 259.
21 Nouvelle Sur l’eau, dans la Maison Tellier, p. 80.
22 Au Soleil (1884), Sur l’eau (1888), la Vie errante (1890).
23 27 septembre, 5 octobre, 12 octobre, 27 octobre 1880.
24 On peut comparer notamment au texte que nous avons cité la description d’Une Vie (p. 85 de l’édition Ollendorf non illustrée) et celle qui se trouve dans la nouvelle le Bonheur (Contes du jour et de la nuit, édit. Flammarion).
25 Notamment Une Vendetta (Contes du jour et de la nuit), Un bandit corse (le Père Milon). Il y a aussi une histoire de vendetta dans Une Vie.
26 Il est à remarquer que ces articles du Gaulois que nous venons d’analyser sont parmi les premières pages de prose publiées par Maupassant. Elles se placent entre Boule de Suif (janvier 1880) et la Maison Tellier (1881).
27 Au Soleil, édit. Ollendorf illustrée, p. 5.
28 J. Lemaître, Contemporains, V, p. 2.
29 Cf. une lettre de Tourguéneff à Maupassant (Correspondance de Tourguéneff avec ses amis français, p. 295).
30 Notamment ce que Georges Duroy dit des conditions de la culture en Algérie (Bel-Ami, édit. Ollendorff illustrée, p. 33) peut être comparé à un passage de Au Soleil, p. 189.
31 Marroca, dans le recueil Mlle Fifi ; — Allouma et Un Soir, dans la Main Gauche ; — Mohammed-Fripouille, dans Yvette.
32 En Bretagne, dans le volume Au Soleil. — Maupassant avait fait une première excursion en Bretagne en septembre 1879. (Cf. Lettres de Flaubert à sa nièce Caroline, p. 483.)
35 Le Pays des Korrigans,dans le Gaulois du 10 décembre 1880.
36 Maupassant avait été aux eaux de Louèche en août 1877, comme il ressort d’une lettre de Flaubert à sa nièce (ouvr. cité, p. 414).
37 En regardant passer la vie, pp. 37-42.
38 Les impressions sur Gênes, la côte de Gênes, Pise et Florence contenues dans la Vie Errante (1890) datent sans doute d’un voyage postérieur.
39 Gil Blas, du 5 mai 1885 ; l’article est daté de Venise, 29 avril.
40 En regardant passer la vie, p. 39.
41 Gil Blas, 12 mai 1885.
42 Cf. Napoli d’Oggi ; Trattorie popolari Napoletane, par F. Cummino et V. Pia, p. 280.
43 En regardant passer la vie, pp. 37-39.
44 Ischia, dans le Gil Blas du 12 mai 1885.
45 Cf., notamment, M. G. Ragusa-Moleti : Guy de Maupassant a Palermo, dans l’Ora, journal de Palerme, tome I, num. 231. (Cité par A. Lumbroso, pp. 406-411.)
46 A. Lumbroso, p. 409. — Cf. la Vie errante, pp. 86-87. Ce détail est aussi rapporté par d’Annunzio, dans le Feu, p. 156 de la traduction Hérelle.
48 En regardant passer la vie, p. 36.
49 Notamment la peur de la solitude, la nuit, dans une chambre d’hôtel.
50 La Vie errante, p. 91.
51 Comparer le récit de Maupassant (la Vie errante, p. 99) et celui de M. Ragusa-Moleti (A. Lumbroso, p. 411).
52 Notamment la Sicile, Palerme (dans le Figaro du 13 mai 1885, cf. Vie errante, pp. 74 et suiv.). Temples Grecs (Gil Blas du 6 septembre 1885, cf. Vie errante, pp. 116 et suiv.). Le Soufre (Gil Blas du 29 septembre 1885, cf. Vie errante, pp. 124 et suiv.). Sur une Vénus (Gil Blas du 12 janvier 1886, cf. Vie errante, p. 155. Il s’agit de la Vénus de Syracuse).
54 En regardant passer la vie, pp. 41 et suiv.
55 Le prince Scalea avait été le compagnon de route et le guide de Maupassant en Sicile pendant toute la durée de son voyage.
56 Ces détails sur le séjour de Maupassant en Angleterre sont empruntés à un article de Blanche Roosevelt, paru dans Woman’s World de 1888-89, et reproduit par A. Lumbroso, pp. 594-597.
57 Lettre à Henri Amic, publiée par A. Lumbroso, p. 401.
58 Lettre de V. Havard (23 octobre 1886), publiée par A. Lumbroso, p. 416.
59 D’après les souvenirs personnels de Mme de Maupassant communiqués à M. Lumbroso, p. 338.
60 En regardant passer la vie, p. 102.