Édouard Maynial : La vie et l’œuvre de Guy de Maupassant, Mercure de France, 1906, pp. 209-213.
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VI

Ces détails n’étaient pas inutiles pour mieux faire comprendre l’attitude de celui qui fut, suivant le mot de Goncourt, « le véritable homme de lettres ». Mais si toute la vie de Maupassant témoigne de son attachement absolu à l’œuvre littéraire, il est juste d’ajouter qu’il ignora jusqu’à la fin toutes les faiblesses et tous les compromis où se laisse trop souvent entraîner l’auteur à succès. Toujours il conserva l’intégrité et l’indépendance de sa personne d’écrivain et sa vie ne cessa pas un seul instant d’être en accord avec son caractère. Il est certaines déclarations de sa jeunesse dont la sincérité a été suspectée, à cause de la forme caustique ou brutale qu’il donnait volontiers à ses propos : et pourtant aucun acte de sa vie ne les a démenties. Nous faisons allusion notamment à son attitude vis-à-vis de l’Académie française. Il avait dit : « Trois choses déshonorent un écrivain : la Revue des Deux Mondes, la décoration de la Légion d’honneur et l’Académie française. » Maupassant n’était pas décoré et ne se présenta jamais à l’Académie. Son dernier roman, il est vrai, parut dans la Revue des Deux Mondes1 ; mais il semble que cette collaboration ait été acceptée à la suite de pourparlers et d’interventions auxquels la volonté de l’auteur resta longtemps étrangère2 ; il semble aussi que Maupassant ait regretté par la suite d’avoir cédé. À l’égard de l’Académie, il conserva énergiquement son attitude hautaine d’indépendance, malgré les tentatives réitérées d’Alexandre Dumas et de Ludovic Halévy. À l’un d’eux, qui lui conseillait de poser sa candidature, il répondait : « Non, ce n’est pas pour moi... Plus tard, qui sait ? Mais à présent je veux être libre3. » Encore la restriction que renferme cette réponse n’est-elle sans doute qu’une concession courtoise faite devant l’insistance amicale de son interlocuteur. À d’autres amis il expliqua plus d’une fois les raisons de son abstention : « De plus en plus, disait-il, les élections académiques se font en dehors de la littérature4. » Et il justifiait son attitude par l’exemple des élections dont il fut témoin :
Vous voyez ce qu’on fait à Fabre, n’est-ce pas ? Quand il se présente, il a deux voix. Pourquoi ? parce que c’est un modeste, un fier, un indépendant, un silencieux qui cache sa vie. Eh bien, moi, si j’avais six voix, ce serait le bout du monde. On me préférerait X... Ah ! comme je comprends Daudet ! Mais, si Daudet se présentait demain, on lui préférerait Y... ou Z...5 !
En 1890, après la bataille des onze candidats autour du fauteuil d’É. Augier, il ajoutait :
Quatre hommes sont désignés par le talent pour occuper un fauteuil : Zola, Fabre, Loti, Theuriet. On s’attend à ce que la lutte entre eux soit chaude. Qui des quatre va l’emporter ? Ah ! vous ne connaissez pas l’Académie : chacun de ces hommes de valeur aura une ou deux voix, et la lutte est entre X... Y... et Z...6.
La haine de l’intrigue, le mépris des salons officiels, le dégoût des flatteries nécessaires le tinrent jusqu’à la fin à l’écart de ces honneurs que certains de ses amis, É. Zola notamment, sollicitèrent avec persévérance, que d’autres, Flaubert, A. Daudet, E. de Goncourt, avaient méprisés. Il refusa égalementla Légion d’honneur, bien qu’il lui en coûtât de résister aux sollicitations de Spuller, qui le pressait de l’accepter7 ; il n’eut jamais d’autre décoration que l’humble ruban violet que Bardoux lui avait fait donner quand il était employé au ministère de l’Instruction publique.

Telle fut cette vie, toute remplie, jusqu’au dernier jour conscient, par l’amour des lettres et le sentiment de la dignité littéraire. Et très justement on lui pourrait appliquer les lignes que Maupassant écrivait sur son maître Flaubert :
Presque toujours un artiste cache une ambition secrète, étrangère à l’art. C’est la gloire qu’on poursuit souvent, la gloire rayonnante qui nous place, vivant, dans une apothéose, fait s’exalter les têtes, battre des mains, et captive les cœurs des femmes... D’autres ont poursuivi l’argent, soit pour lui-même, soit pour les satisfactions qu’il donne... Gustave Flaubert a aimé les lettres d’une façon si absolue que, dans son âme emplie par cet amour, aucune autre ambition n’a pu trouver place8.
Les deux années dont il nous reste à retracer la douloureuse histoire n’appartiennent plus à la vie consciente de l’écrivain : épave insensible et lamentable, il ne vit plus que par son nom, par le souvenir de sa personne, par la beauté de son œuvre. Mais, du moins, l’une des dernières satisfactions dont il put jouir, il la dut au succès éclatant de sa première pièce jouée sur une grande scène parisienne ; jamais il n’eut à un plus haut degré la conscience et l’orgueil de sa force qu’en ce lendemain de première, où la fierté du triomphe lui donna l’illusion suprême. Et avant d’entrer dans l’irrémédiable nuit, jetant un regard en arrière sur la route parcourue, il contemplait les monuments impérissables de son imagination féconde et de sa volonté inflexible, et s’exaltait encore dans la joie de la création9.

1 Notre Cœur, en 1890.
2 Cf. A. Lumbroso, pp. 379-380. Quelques-unes de ses affirmations paraissent cependant contestables.
3 A. Lumbroso, p. 59, n. 1.
4 Ibid., p. 384.
5 A. Lumbroso, pp. 383-384.
6 Ibid., p. 384.
7 H. Roujon, Souvenirs sur Maupassant (Grande Revue, 1904).
8 Étude sur Gustave Flaubert, p. LV.
9 Voir le dernier entretien de Maupassant avec son collaborateur Jacques Normand, au lendemain de la première de Musotte (4 mars 1891. Figaro du 13 décembre 1903). — Nous avons fait, dans ce chapitre, l’histoire des œuvres de Maupassant aussi complètement que les documents publiés jusqu’à ce jour nous ont permis de le faire ; mais nous n’avons parlé que des œuvres éditées de son vivant en librairie. Il sera question plus loin des œuvres posthumes. — Sans prétendre à une nomenclature complète, nous voulons mentionner ici quelques-uns des nombreux articles qu’il écrivait pour des revues ou des journaux et qui n’ont jamais été réimprimés :
0 L’évolution du Roman au XIXe siècle. (Revue de l’Exposition Universelle, 1889, novembre.)
0 Notes sur A. C. Swinburne. (Paris, 1891, in-18.)
0 Préface de Manon Lescaut. (Paris, 1889.)
0 Préface à la Guerre de Garchine.
0 Préface à l’Amour à Trois de Ginisty.
0 Préface à Celui qui vient de R. Maizeroy.
0 Préface à la Grande-Bleue de R. Maizeroy.
0 Préface aux Tireurs au pistolet du Baron de Vaux.
0 La Correspondance de G. Sand. (Gaulois, 13 mai 1882.)
0 Danger public. (Gaulois, 23 décembre 1889.)
0 Salon de 1886. (XIXe siècle, 30 avril 1886.)
0 Madeleine-Bastille. (Gaulois, 9 novembre 1880.)
0 L’inventeur du mot Nihilisme. (Gaulois, 21 novembre 1880.)
0 Chine et Japon. (Gaulois, 3 décembre 1880.)
0 Le pays des Korrigans. (Gaulois, 10 décembre 1880.)
0 Mme Pasca. (Gaulois, 19 décembre 1880.)
0 La Lysistrata moderne. (Gaulois, 30 décembre 1880), etc. — Beaucoup de ces préfaces ou de ces chroniques seraient intéressantes à restituer.

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