Édouard Maynial : La vie et l’œuvre de Guy de Maupassant, Mercure de France, 1906, pp. 215-221.
Chapitre VI Quatrième Partie, Chapitre I Chapitre II

QUATRIÈME PARTIE
1891-1893

LA MALADIE ET LA MORT

La maladie de Maupassant : les origines et les premiers symptômes. — 1878-1881 : fatigue, découragement et tristesse ; conseils de Flaubert.
Troubles visuels. — Mauvaise hygiène : excès et surmenage. — Les excitants artificiels : l’extase et le rêve ; les parfums.
La « part de maladie » dans l’œuvre de Maupassant : malaise dans ses livres à partir de 1884. — Recherche de la solitude. — Dégoût de la vie et préoccupation de la mort. — La peur. — L’autoscopie et les trois degrés de l’hallucination : Lui ? — le Horla ? — Qui sait ? — L’angoisse de la folie.
L’évolution de la maladie : surexcitation et susceptibilité extrême. — Insomnie. — Manie de la persécution. — 1891 : séjour à Divonne et à Champel. — Délire intermittent. — Les indices pathologiques.
Tentative de suicide : 1er janvier 1892.
Séjour de Maupassant à la Maison Blanche : souvenirs de ses médecins et de ses amis. — Caractères du délire.
La mort. — Le tombeau de Maupassant. — Les monuments de Paris et de Rouen.
Après la mort : les œuvres posthumes.
Grâce à de nombreux documents récemment publiés1, les dernières années de la vie de Maupassant sont peut-être aujourd’hui celles que l’on connaît le mieux. M. Louis Thomas, en utilisant ces documents, a pu écrire une étude d’ensemble, méthodique, claire et complète2, que nous n’avons pas l’intention de refaire.
Nous voulons simplement rapporter des faits et compléter l’histoire de la vie de Maupassant par le seul exposé des événements nécessaires. Trop d’affirmations sans preuves, trop d’hypothèses superflues, trop d’insinuations intéressées se sont proposées au public sur cette question où il nous paraît pourtant que la plus prudente réserve et la plus courtoise discrétion devraient être observées. Depuis les racontars malveillants, souvent absurdes, dont Edmond de Goncourt s’est fait l’écho dans son Journal, à moins qu’il n’en soit personnellement responsable3, une légende s’est peu à peu constituée autour de cette mort lamentable. La complicité de certains publicistes, plus soucieux de l’effet à produire que de l’exactitude des informations, celle du public, toujours friand de révélations sensationnelles et peu difficile sur la qualité, ont contribué à déformer la cruelle simplicité d’un accident trop naturel. La plupart des documents et des témoignages que vient de réunir M. Lumbroso permettent, dans une certaine mesure, de remettre les choses au point.
Que la vie et la mort de Maupassant se prêtent assez à ce genre d’étude pathologique que l’on a récemment tentée avec succès pour un autre écrivain4, cela nous apparaît comme tout à fait possible. Mais il est moins certain qu’un essai analogue soit dès maintenant opportun ou même légitime, quand il s’agit d’un homme dont la mort ne remonte pas à plus de douze ans, et dont la famille est loin d’être éteinte. Il est trop tôt encore pour poser certains problèmes, celui de l’hérédité, entre autres, et pour avoir chance de les résoudre avec toute la sincérité désirable.
L’indiscrétion des curiosités en éveil, la brutalité plus ou moins consciente des premières divulgations avaient profondément ému et blessé Mme Laure de Maupassant. Elle protesta toujours contre cette recherche impatiente et indélicate du document inédit, contre les procédés sommaires d’une certaine critique qui fouillait impitoyablement la vie de son malheureux fils, sans souci des susceptibilités les plus respectables. La mort de Mme de Maupassant5 a été le signal de publications nouvelles auxquelles elle ajoutait l’intérêt de l’actualité. Aujourd’hui il est permis d’exhumer quelques pièces de ce triste dossier ; nous voudrions le faire avec toute la réserve que nous paraît comporter encore un pareil sujet.

I

Au cours des chapitres précédents, il nous est arrivé plus d’une fois de faire allusion à l’état nerveux de Maupassant. Sans prétendre décrire l’évolution complète du mal qui devait l’emporter, il nous faut maintenant revenir en arrière pour en signaler les premiers symptômes.
Dès 1878, Maupassant se plaignait à Flaubert de sa santé, et les lettres que son maître lui écrivait à ce propos vont nous permettre de préciser le caractère de cette première phase. Il semble qu’il s’agisse surtout à ce moment d’une grande fatigue, d’un surmenage général qui s’explique par le genre de vie que mena Maupassant pendant les premières années de son séjour à Paris. Avec cette brusquerie affectueuse qui est le ton caractéristique de ses lettres à son disciple, Flaubert le met en garde contre les excès de toute nature, et aussi contre la tristesse ; ce dernier trait, qui n’a pas été assez remarqué, a bien son importance : on a coutume de représenter Maupassant, entre 1876 et 1882, comme un « robuste bourgeois campagnard6 », un peu haut en couleur, débordant de santé, de force et de belle humeur ; ceux qui l’ont connu à cette époque ont évoqué uniquement le souvenir du joyeux canotier, fier des prouesses de toute sorte qui attestaient superbement sa vigueur physique ; ils ont dit sa vie de plein air, ses exploits sur la Seine, ses ébats à la campagne et ses farces au bureau ; et presque tous ont insisté sur le contraste inattendu entre ce tempérament bien équilibré, où rien de morbide ne se laissait voir, et les premiers malaises qui soudain firent prévoir une désorganisation inexplicable. Le changement ne fut pas en réalité aussi brusque qu’on le croirait à lire ces souvenirs des compagnons de jeunesse : plusieurs symptômes auraient pu frapper un observateur plus attentif ; et, par certains aspects de sa nature inquiète, Maupassant justifiait déjà cette épithète de « taureau triste » qu’un de ses amis devait lui décerner. Il se lamente longuement sur la monotonie des choses : il envoie à Flaubert une lettre désolée où il se plaint des événements, qui ne sont pas variés, des femmes, toujours pareilles, et des vices eux-mêmes, qui sont mesquins ; il paraît découragé, dégoûté, las de tout ; et surtout il se complaît dans son dégoût, dans son découragement et dans sa tristesse ; il goûte l’amère volupté de la désillusion. Ces doléances confidentielles ne sont pas sans analogie avec les formules désenchantées que nous avons notées dans ses livres, huit ans plus tard7, et qui deviennent de plus en plus nombreuses, à partir de 1885. C’est déjà le long cri de détresse que l’écrivain devait jeter un jour dans un de ses romans :
Je me demande si je ne suis pas malade, tant j’ai le dégoût de ce que je faisais depuis si longtemps avec un certain plaisir ou avec une résignation indifférente... Je n’ai plus rien dans l’esprit, rien dans l’œil, rien dans la main... Cet effort inutile vers le travail est exaspérant... Qu’est-ce que cela ? Fatigue de l’œil ou du cerveau, épuisement de la faculté artiste ou courbature du nerf optique8 ?
Contre ce découragement prématuré, Flaubert donnait à son disciple de sages recettes :
À quoi sert, lui disait-il, de recreuser sa tristesse ?... C’est un vice, on prend plaisir à être chagrin, et, quand le chagrin est passé, comme on y a usé des forces précieuses, on en reste abruti.
Et il lui conseille plus de modération dans l’usage des plaisirs, plus de confiance dans la saine vertu de son travail d’écrivain9. Quelques mois plus tard, comme il n’est pas complètement rassuré sur l’état de santé de Maupassant, il lui recommande d’aller trouver de sa part le docteur Pouchet10.

1 Ces documents forment, dans le livre de M. Albert Lumbroso (Souvenirs sur Maupassant, sa dernière maladie, sa mort), le dossier le plus important.
2 La Maladie et la mort de Maupassant (Mercure de France, 1er juin 1905).
3 On peut relever, dans le Journal des Goncourt, une méthode analogue d’information à propos de la maladie et de la mort de Flaubert.
4 René Dumesnil, Flaubert, son hérédité, son milieu, sa méthode.
5 Mme de Maupassant est morte à Nice, le 8 décembre 1904, dans sa 83e année.
6 J. Lemaître, Contemporains, t. V, p. 2.
7 Notamment au commencement de Au Soleil (1884).
8 Fort comme la mort, édition Ollendorff illustrée, p. 143.
9 Correspondance de Flaubert, IV, pp. 302-303 (lettre du 15 juillet 1878).
10 Ibid., p. 316 (novembre 1878).

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