II
C’est vers la même époque que Maupassant commença à souffrir des yeux. Flaubert, prévenu, s’alarma :
Il m’est revenu tant de bêtises et d’improbabilités sur le compte de ta maladie que je serais bien aise, pour moi, pour ma seule satisfaction, de te faire examiner par mon médecin Fortin, simple officier de santé que je considère comme très fort1.
Ce fut une des dernières préoccupations du maître, qui écrivait encore, quelques jours avant sa mort :
Ton œil te fait-il souffrir ? J’aurai dans huit jours la visite de Pouchet, qui me donnera des détails sur ta maladie, à laquelle je ne comprends pas grand-chose2.
Cette affection de l’œil dont Maupassant se plaignait dès 1880 ne disparut point, bien au contraire : à partir de 1885, il avait des troubles visuels qui le préoccupèrent vivement et qui lui interdirent souvent tout travail ; il n’écrivait plus qu’avec une extrême difficulté. Il s’excuse, dans une de ses lettres, en 1886, de répondre si brièvement ; il prétend « qu’il n’y voit plus, tant il a fatigué ses yeux
3 ». Il consulta à ce sujet, en 1883, un médecin spécialiste, le docteur E. Landolt, qui vit derrière l’affection passagère les désordres plus graves dont elle était l’indice. Voici, en effet, ce qu’écrit le docteur Landolt à M. Lumbroso :
Le mal, en apparence insignifiant (dilatation d’une pupille), me fit prévoir cependant, à cause des troubles fonctionnels qui l’accompagnaient, la fin lamentable qui attendait le jeune écrivain... Pendant les premières années, il était facile de remédier, par des verres appropriés, à la gêne visuelle qu’il éprouvait. Mais plus tard elle augmenta, et des troubles plus graves du système nerveux s’y joignirent4.
Edmond de Goncourt, dans son Journal, rapporte aussi un jugement du docteur Landolt sur le cas de Maupassant :
Je reviens de Saint-Gratien avec l’oculiste Landolt. Nous causons des yeux de Maupassant, qu’il dit avoir été de très bons yeux, mais semblables à deux chevaux qu’on ne pourrait mener et conduire ensemble, et que le mal était derrière les yeux5.
À un moment, Maupassant dut même cesser complètement d’écrire ; il se servit pendant quelque temps d’une femme comme secrétaire. L’expression de son regard, trouble, inquiète, frappait tous ses amis.
La dernière fois que je le vis, écrit l’un d’eux, il me dit longuement sa mélancolie, l’ennui de la vie, la maladie grandissante, les défaillances de sa vision et de sa mémoire, ses yeux cessant tout à coup de voir, la nuit totale, l’aveuglement persistant un quart d’heure, une demi-heure, une heure... Puis la vision revenue, dans la hâte, la fièvre du travail repris... Lui qui l’avait tant aimée, la lumière parfois l’éblouissait ou le fuyait. Ses yeux, d’un brun clair, si vifs, si perçants, s’étaient comme dépolis6.
Cette angoisse de la lumière qui s’éteint, Maupassant l’a exprimée lui-même en plusieurs passages de ses livres qui semblent de douloureuses confidences : les troubles visuels sont parmi les symptômes le mieux décrits du
Horla, et il y a dans les pages de
Fort comme la mort, que nous avons
déjà citées, la tristesse poignante de l’artiste qui sent sa vision s’affaiblir, devenir moins nette, moins colorée, moins riche en impressions.
Nous retiendrons comme premier symptôme cet affaiblissement progressif de la vue, « les troubles pupillaires étant d’une grande importance dans le diagnostic de la paralysie générale
7 ».
À l’époque où Maupassant constatait en lui-même ces premiers symptômes de désorganisation, il ne paraît pas qu’il se soit soumis à un régime méthodique dont il aurait pu attendre quelque soulagement. Son hygiène fut toujours déplorable, tant qu’il conserva la libre direction de sa vie. On sait, par les confidences ou les souvenirs de ses amis, à quels excès de toute nature se laissait entraîner sa nature vigoureuse. Cette vigueur apparente émerveillait tous ceux qui l’approchaient et pouvait faire illusion sur l’état réel de sa santé. Pourtant, quelques sages conseils lui vinrent de son meilleur ami, quand il était encore temps de les suivre ; dès 1876, Flaubert lui écrivait :
Je vous engage à vous modérer, dans l’intérét de la littérature... Prendre garde ! Tout dépend du but que l’on veut atteindre. Un homme qui s’est institué artiste n’a plus le droit de vivre comme les autres8.
Et plus tard, dans la fameuse lettre souvent citée, et citée par Maupassant lui-même lorsqu’il écrivit un article sur la correspondance de Flaubert
9, ce sont des recommandations plus précises sur les dangers du surmenage en général et sur l’abus des plaisirs en particulier
10. Malheureusement, Maupassant ne se plia jamais complètement à la discipline rigoureuse que voulait lui imposer son maître. Il conserva cette attitude de « faune un peu triste, revenu à la vie primitive », qu’un critique observait à travers son œuvre ; il obéissait sans mesure aux exigences impérieuses de ses sens ; avec une hâte fébrile, il voulait épuiser à la fois toutes les jouissances possibles, comme s’il prévoyait l’anéantissement final ; il goûtait une volupté aiguë à dépasser les limites ordinaires des forces humaines ; toute manifestation effrénée de la faculté d’agir et de sentir, toute secousse nerveuse, toutes les ivresses de l’imagination et toutes les émotions raffinées l’enchantaient profondément, et il recherchait, au besoin par des excitants artificiels, l’exaltation qu’il aurait dû fuir. Nous avons dit son mépris de la femme ; mais, s’il échappait par la saine logique de son intelligence à l’emprise des liaisons dangereuses, il ne refusa jamais à son
tempérament robuste les satisfactions qu’il réclamait. Son œuvre même témoigne d’une sensualité brutale : il y a dans ses livres l’inquiétude perpétuelle, absorbante, de la femme, une sorte d’obsession, non de l’amour, mais de ce qu’il a de plus primitif et de plus général, de l’instinct sexuel ; il considère tous les gestes de l’amour comme des phénomènes si naturels qu’on les doit décrire sans embarras ni trouble ; le désir, qui se renouvelle sans cesse, n’a d’intérêt que par son assouvissement régulier ; tout sentiment qui détourne ou altère le désir est vain ; toute complication psychologique est fausse. Et c’est cela qu’on a appelé, par un singulier sophisme, la santé et la sagesse de Maupassant.
D’autres excès contribuaient à ruiner un organisme déjà atteint : les séances de canotage, les prouesses de l’aviron, succédant à la vie déprimante du bureau, plus tard les longues croisières en Méditerranée, toutes les incertitudes de la vie errante, les chevauchées pénibles dans le désert, les nuits de plein air, le manque de confort des campements hâtifs, et toujours la préoccupation hallucinante de l’œuvre à produire, des pages à écrire, la hantise de la besogne qui le poursuivait même en voyage, les heures de travail acharné dans la solitude de
la Guillette, l’énorme labeur des chroniques et des livres, les quinze cents pages
conçues, composées, écrites en une année. Et puis, un jour, dans l’angoisse de se sentir épuisé, de trouver sa verve moins alerte, ses sens émoussés, son imagination fatiguée, dans l’horreur de la nuit qui vient et du néant qui menace, l’usage immodéré de tous les poisons qui peuvent donner encore, à tout prix, l’illusion de la vie, l’oubli des souffrances, la jouissance des images nouvelles.
Il est hors de doute que Maupassant eut recours à l’éther, à la cocaïne, à la morphine, au haschich
11, pour remédier à l’épuisement cérébral dont il commençait à souffrir. Mais il n’en fit point un usage continu. Il y avait chez lui un peu de la curiosité perverse qui entraîna Baudelaire aux séances de l’hôtel Pimodan, à ce
Club des haschichins où il venait plus en observateur désintéressé qu’en partisan convaincu. Son imagination d’artiste se plaisait sans doute à ces visions fantastiques où la volonté n’avait aucune part, à ce monde nouveau construit en dehors de la réalité avec des matériaux empruntés à la réalité elle-même. Mais il nous paraît assez contestable que Maupassant ait écrit une seule de ses œuvres sous l’influence directe d’un excitant quelconque. Tout au plus pourrait-on voir dans certains récits où il décrit une hallucination, un cauchemar, un rêve, le souvenir lointain d’une expérience personnelle : les nouvelles
intitulées
Solitude12,
Qui sait ?13,
Magnétisme,
Rêves14,
la Nuit,
Apparition15, et plusieurs passages de
Sur l’eau contiennent certainement quelques impressions de ces paradis artificiels.
Maupassant usa d’abord de l’éther comme remède contre de violentes névralgies. Peu à peu il s’y habitua, et, par la suite, en abusa sans doute. Plus d’une fois, il en a décrit exactement les effets
16 : ce n’est pas du rêve, comme avec le haschich, ce ne sont pas les visions un peu maladives de l’opium ; c’est une acuité prodigieuse de raisonnement, une manière nouvelle de voir, de juger, d’apprécier les choses et la vie, avec la certitude, la conscience absolue que cette manière est la vraie
17. Non seulement la douleur se fond et s’évapore, mais encore toutes les sensations du corps, toutes les puissances de l’esprit se trouvent décuplées : on comprend, on sent, on raisonne avec une netteté, une profondeur, une puissance extraordinaires, et une joie d’esprit, une ivresse étrange venue de cette exaltation des facultés mentales
18. La vieille image
de l’Écriture lui revient à l’esprit : il lui semble qu’il a goûté à l’arbre de science, « que tous les mystères se dévoilent, tant il se trouve sous l’empire d’une logique nouvelle, étrange, irréfutable
19 ». Des symptômes analogues sont notés pour le chloroforme, avec la même précision : le corps devient léger « comme de l’air, et semble se vaporiser », la poitrine s’élargit, quelque chose de vif et d’agréable pénètre jusqu’à l’extrémité des membres, une ivresse singulière circule à travers la chair, l’ouïe est plus fine, les sons s’amplifient, enfin des visions liées aux derniers souvenirs de l’état conscient hantent l’imagination du sujet
20. Maupassant parle avec reconnaissance de cette torpeur de l’âme, de ce « bien-être somnolent », qui succèdent aux angoisses et aux souffrances de la veille ; mais il constate aussi qu’il y a dans cette excitation artificielle une sensation nouvelle, « possible seulement pour hommes intelligents, très intelligents, dangereuse comme tout ce qui surexcite nos organes, mais exquise
21 » ; et il la recommande aux écrivains
22.
Sans faire complètement abnégation de sa personnalité, sans se laisser aller aux rêveries extatiques de l’éther, du chloroforme ou de l’opium, Maupassant demandait quelquefois aux simples parfums, aux « symphonies d’odeurs », la volupté des sensations imprévues. Il était particulièrement accessible à toutes les impressions de l’odorat, comme plus suggestives que les autres : chaque senteur évoque un souvenir et provoque un désir :
Que de fois une robe de femme lui avait jeté au passage, avec le souffle évaporé d’une essence, tout un rappel d’événements effacés ! Au fond des vieux flacons de toilette, il avait retrouvé souvent aussi des parcelles de son existence, et toutes les odeurs errantes, celles des rues, des champs, des maisons, des meubles, les douces et les mauvaises, les odeurs chaudes des soirs d’été, les odeurs froides des soirs d’hiver, ranimaient toujours chez lui de lointaines réminiscences, comme si les senteurs gardaient en elles les choses mortes embaumées...23.
Et toutes ces « odeurs errantes », l’écrivain les aimait, les recherchait pour l’ébranlement mystérieux qu’elles communiquent à l’imagination, pour toutes les sensations accessoires dont elles s’enrichissent. En elles se fondent toutes les sensations de jouissance : « l’air tiède, embaumé, plein de senteurs d’herbes et de senteurs d’algues, caresse
l’odorat de son parfum sauvage, caresse le palais de sa saveur marine, caresse l’esprit de sa douceur pénétrante »
24 ; les parfums sont vraiment une « symphonie des caresses ». L’excitation secrète qu’ils procurent à l’esprit, comme les vapeurs de l’éther ou les fumées de l’opium, peut favoriser la pensée créatrice, appeler et fixer l’inspiration, régler le rythme des images et des mots. Flaubert aimait à travailler dans une pièce silencieuse et close où persistaient les odeurs familières, où le parfum des chapelets d’ambre et du tabac oriental traînait parmi les idoles exotiques. Son disciple Maupassant se plaisait aux senteurs voluptueuses et évocatrices, cherchant dans l’arôme persistant des vieilles choses les souvenirs auxquels il était indissolublement lié.
Faut-il voir dans le goût de ces sensations rares un indice d’épuisement cérébral ? Cela serait peut-être exagéré. Mais nous avons dû signaler, sinon parmi les causes, du moins parmi les antécédents du mal, les excès de toute nature auxquels se laissa entraîner Maupassant, dans l’inquiétude et le malaise des premiers désordres nerveux.
Et puisque nous avons prononcé le mot de
causes, il y aurait certainement beaucoup à dire sur l’hérédité du sujet ; c’est une question qui a été traitée plus d’une fois, rarement avec toute la discrétion
nécessaire en pareille matière. Nous n’avons voulu nous occuper ici que des antécédents personnels de Maupassant, avant la crise décisive ; pour les raisons que nous avons fait valoir, nous croyons devoir nous interdire toute recherche dans la famille et l’entourage immédiat de l’écrivain. Mais, d’après les confidences qu’on n’a pas hésité à publier, nous pouvons conclure, comme d’autres l’ont fait avec preuves à l’appui, que Maupassant avait une « hérédité chargée
25 », et que, par son train de vie, il était un « candidat à la paralysie générale
26 ».
1 Ibid., p. 379 (mars 1880).
2 Correspondance de Flaubert, IV, p. 385 (avril 1880).
3 En regardant passer la vie, p. 107.
5 Journal des Goncourt, t. IX, 17 juillet 1895.
6 Discours prononcé par J.-M. de Heredia à l’inauguration du monument de Maupassant à Rouen.
7 Louis Thomas, art. cité, p. 343. Cf. Mignot, Contribution à l’étude des troubles pupillaires dans quelques maladies mentales.
8 Correspondance de Flaubert, t. IV, p. 239.
9 Gustave Flaubert d’après ses lettres, dans le Gaulois du 6 septembre 1880.
10 Lettre du 15 juillet 1878. Correspondance de Flaubert, t. IV, pp. 302-303.
11 Cf. A. Lumbroso, p. 94.
12 Recueil Monsieur Parent.
13 Recueil l’Inutile Beauté.
14 Recueil posthume, le Père Milon.
15 Recueil Clair de lune.
16 Yvette, édition Ollendorff illustrée, pp. 155 et suiv. Sur l’Eau, pp. 142-144. Rêves, p. 141.
18 Sur l’Eau, p. 143. Remarquer que Maupassant déclare formellement (p. 144) avoir écrit ces quelques pages sous l’influence des vapeurs de l’éther.
19 La même comparaison est faite par Th. Gautier dans son Étude sur Baudelaire, en tête des Fleurs du mal, édition Calmann Lévy, p. 58.
21 Rêves (le Père Milon, p. 142).
22 Ibid., p. 141. Maupassant avouait lui-même qu’il avait écrit certains passages de Pierre et Jean sous l’influence de l’éther. (A. Lumbroso, p. 104.)
23 Fort comme la mort, édition Ollendorff illustrée, pp. 101-102. Cf. Idylle (Miss Harriet, pp. 228-229).
25 D’après les documents publiés par M. A. Lumbroso et l’analyse qu’en a faite M. Louis Thomas, art. cité, pp. 337-340.
26 Mot du docteur Glatz, cité par A. Lumbroso, p. 575, en note.