Édouard Maynial : La vie et l’œuvre de Guy de Maupassant, Mercure de France, 1906, pp. 232-255.
Chapitre II Quatrième Partie, Chapitre III Chapitre IV

III

Nous ne pouvons songer à décrire année par année l’évolution de la maladie de Maupassant. Mais, sans doute, il n’est pas inutile de rechercher à quelle époque ont commencé les troubles graves qui précédèrent la débâcle. Tout son œuvre d’écrivain fut-il conçu sous l’influence d’un tempérament névropathique ? Ou ne peut-on pas au contraire établir, à l’aide de cet œuvre, à travers les confidences angoissées échappées à l’impartialité hautaine de l’artiste, une distinction assez nette entre la période de l’inspiration sereine, volontaire, maîtresse d’elle-même, et celle de l’inspiration tourmentée, inquiète, morbide ?
Ce qu’il y a de vie exubérante, de sérénité impassible dans les premiers livres de Maupassant, n’a pas échappé en général aux critiques de l’époque qui ont loué à l’envi la santé de l’artiste et de l’œuvre. Nous avons montré pourtant que cette attitude calme, sûre d’elle-même, réfléchie et insensible devant les faiblesses ou les misères humaines, ne devait pas faire illusion, et qu’il ne faut pas être très clairvoyant pour apercevoir sous « l’humble vérité », reproduite avec une exactitude si impersonnelle, les premiers frissons d’une détresse involontaire. L’homme qui livre au public sa vision claire du monde n’a pas encore souffert de la vie, mais il a certainement souffert en lui-même d’une inquiétude mystérieuse, qu’il ne veut pas s’avouer, et qui se lit malgré lui à travers sa prose lucide et consciencieuse. Il a vers l’inconnu, vers l’infini, vers la souffrance et vers la mort, de douloureuses aspirations auxquelles il résiste de toute la force de sa logique ; déjà il se laisse entraîner au rêve, aux hallucinations, aux extases, dont il goûte le charme maladif. Certaines nouvelles de la Maison Tellier et des Contes de la bécasse trahissent assez nettement cette angoisse1.
Cependant ce n’est guère qu’en 1884 que le ton de l’écrivain changea brusquement, que son jugement sur les choses s’attendrit, tandis que sa conception de la vie devenait plus inquiète et moins impassible. D’année en année et de livre en livre, depuis Au Soleil jusqu’à la Vie errante, à travers certaines pages sombres de Bel-Ami et de Notre Cœur, parmi les récits tourmentés des Sœurs Rondoli, du Horla et de l’Inutile beauté, on peut suivre les symptômes, les progrès et les caprices du mal, on peut constater aussi l’incurable tristesse et l’amère désillusion d’un homme qui sentait chanceler sa volonté et s’obscurcir son intelligence.
Nous ne voulons pas analyser ici, dans l’œuvre de Maupassant, entre 1884 et 1890, toutes les pages où l’on peut déchiffrer cette mélancolique confession ; nous indiquerons simplement quelques-uns des motifs les plus caractéristiques qui sont devenus familiers à l’auteur et qui dévoilent malgré lui l’état morbide de son esprit.
Coïncidant avec ses longues fuites hors de la société des hommes, avec son premier voyage en Afrique et ses premières croisières en Méditerranée, c’est d’abord ce goût passionné pour la solitude qui apparaît dans ses livres. Au soleil (1884) contient surtout l’analyse des heures d’oubli passées dans le désert, sans désir, sans regret, sans vaine espérance2 : le silence infini de la terre aride pénètre la pensée ; loin de Paris, loin du monde, débarrassé des entraves sociales, l’écrivain a senti peu à peu l’angoisse de son esprit tourmenté ; il échappe pour quelques jours au ravage de l’idée fixe ; il croit avoir laissé par-delà la mer l’ennemi implacable qu’il portait en lui, le démon de l’analyse, cette espèce de seconde âme qui « note, explique, commente chaque sensation de sa voisine, de l’âme naturelle commune à tous les hommes3 ». Il peut jouir simplement, sentir sans arrière-pensée, se livrer aux forces brutales et naturelles du monde, retourner à la vie primitive4. Cette recherche de la solitude devient chez Maupassant de plus en plus impatiente et de plus en plus maladive. Il en arrivera finalement à des confidences de ce genre :
J’ai toujours été un solitaire, un rêveur, une sorte de philosophe isolé... J’ai vécu seul, sans cesse, par suite d’une sorte de gêne qu’imprime en moi la présence des autres... J’aime tant être seul que je ne puis même supporter le voisinage d’autres êtres dormant sous mon toit ; je ne puis habiter Paris parce que j’y agonise indéfiniment. Je meurs moralement, et suis aussi supplicié dans mon corps et dans mes nerfs par cette immense foule qui grouille, qui vit autour de moi, même quand elle dort.
Et il divise l’humanité en deux races distinctes ; ceux qui ont besoin des autres, ceux que les autres distraient, occupent, reposent, et « ceux que les autres, au contraire, lassent, ennuient, gènent, courbaturent, pendant que l’isolement les calme, les baigne de repos dans l’indépendance et la fantaisie de leur pensée5 ».
Il n’est presque pas un livre de Maupassant, entre 1884 et 1890, où l’on ne puisse retrouver cette passion morbide de la solitude. Certains passages de Mont-Oriol et de Fort comme la mort, les nouvelles la Nuit6, Solitude7, l’Auberge8, des chapitres entiers d’Au soleil, de Sur l’eau, de la Vie errante, sont autant de variations nouvelles sur ce thème favori ; loin des hommes, dans la retraite volontaire où il s’est réfugié, comme une bête blessée à mort, l’auteur sent « un frisson singulier, une émotion imprévue et puissante, une exaltation de la pensée qui touche à la folie9 ».
Mais il ne tarde pas à éprouver combien ce remède aux souffrances et aux tourments de son âme était périlleux et vain. « La solitude, écrit-il, est dangereuse pour les intelligences qui travaillent... Quand nous sommes seuls longtemps, nous peuplons le vide de fantômes10. » Le frisson singulier qu’il aima d’abord et qu’il rechercha en mettant entre les hommes et lui le vide du désert ou l’infini de la mer, il finit par en souffrir. Peu à peu, dans le néant où il a cru s’ensevelir, le supplice de l’analyse recommence : et, comme il est loin du monde et de la vie, c’est à sa propre sensibilité maladive, à ses pensées, à ses émotions rudimentaires que l’implacable rongement de l’idée fixe s’est attaqué ; il vit, condamné à n’être « qu’un reflet de lui-même11 ». Alors , devant l’impossibilité de se fuir, comme il a fui ses semblables, de sortir de sa personnalité, comme il s’est évadé de la société humaine, il comprend ce qu’a de fatal, d’irrémédiable, cet isolement qu’il s’est imposé. À quoi bon calfeutrer sa vie et se replier sur soi ? Est-ce qu’une âme d’artiste, même au milieu du monde, n’est pas douloureusement exilée et seule ? Est-ce que l’observation, la réflexion, l’analyse ne placent pas entre la nature et lui un mur de cristal épais contre lequel il se heurte désespérément ? Et d’ailleurs, toute la vie, pour celui qui sait voir, n’offre-t-elle pas le spectacle navrant de l’impénétrabilité des êtres et des choses ? L’amour, l’amour des amants, l’amour des chairs, mêle les corps sans rapprocher les âmes. Et ce qui est vrai de l’amour l’est de toutes les tendresses humaines : « Tous les hommes marchent côte à côte à travers les événements, sans que jamais rien unisse vraiment deux êtres ensemble...12 », malgré « l’effort impuissant, incessant depuis les premiers jours du monde, l’effort infatigable des hommes pour déchirer la gaîne où se débat leur âme, à tout jamais emprisonnée, à tout jamais solitaire, effort des bras, des lèvres, des yeux, des bouches, de la chair frémissante et nue, effort de l’amour qui s’épuise en baisers13 ».
Soudain, dans le silence où il a voulu s’isoler, Maupassant entend monter un « appel intime, profond et désolé14 ». C’est une voix cruelle, une voix connue, attendue et qui le désespère ; et elle passe sur lui « comme un semeur d’épouvante et de délire, éveillant l’affreuse détresse qui sommeille toujours au cœur de tous les vivants... ». C’est la « voix qui est sans fin dans notre âme et qui nous reproche d’une façon continue, obscurément et douloureusement, torturante, harcelante, inapaisable, inoubliable, féroce, qui nous reproche tout ce que nous avons fait, la voix des vagues remords, des regrets sans retours, des jours finis, des femmes rencontrées qui nous auraient aimés peut-être, des choses disparues, des joies vaines, des espérances mortes ; la voix de ce qui passe, de ce qui fuit, de ce qui trompe, de ce qui disparaît, de ce que nous n’avons pas atteint, de ce que nous n’atteindrons jamais, la maigre petite voix qui crie l’avortement de la vie, l’inutilité de l’effort, l’impuissance de l’esprit et la faiblesse de la chair15 ».
Elle est symbolique, cette voix mystérieuse que Maupassant entendait une nuit, à bord du Bel-Ami, vraisemblablement sous l’influence des vapeurs de l’éther. Mais, loin de résister au sursaut nerveux, à l’affolement de son imagination surexcitée, il s’abandonne délicieusement à la panique de ses sens et de son esprit en délire. Comme l’excitation artificielle qu’il demandait aux narcotiques et aux parfums, cette impression de terreur est devenue nécessaire à l’exercice normal de sa sensibilité. Ainsi voyons-nous apparaître en lui ce second symptôme : après l’amour de la solitude, l’amour et le culte de la peur.
C’est là, en effet, un des indices les plus curieux de la névrose qui le rongeait lentement. Il a pour tout ce qui affole les nerfs, pour tout ce qui hérisse la chair inquiète, détraque le cerveau, et fait battre plus vite le cœur, une sorte de goût malsain, très apparent dans son œuvre. La description minutieuse et implacable de toutes les phases de la terreur, les souvenirs et les impressions personnelles d’une épouvante irrésistible, les cas les plus étranges et les plus inexplicables, la débâcle effroyable qui emporte la volonté et la raison, toutes les variétés et tous les effets de la peur lui ont inspiré des pages saisissantes16. Cet effroi revêt les formes les plus diverses : c’est d’abord un sentiment primitif, la panique des premiers âges du monde, la révolte de l’instinct contre les puissances malfaisantes de la mort et de la nuit. La conscience de l’effort inutile, de la vie qui s’écoule et de la mort qui menace est un thème d’inspiration auquel Maupassant a eu plus d’une fois recours. Il est à peine besoin de rappeler le chapitre de Bel-Ami si souvent cité, ce douloureux monologue du poète Norbert de Varennes, par une nuit silencieuse, pleine de souffles et d’étoiles17. Dans Fort comme la mort, dans Notre Cœur, le motif est longuement repris. Et c’est encore, à travers les nouvelles et les récits de voyage, la détresse inconsolable de la créature humaine qui se sait condamnée à une fin inévitable :
Quoi que nous fassions, nous mourrons ! Quoi que nous croyions, quoi que nous pensions, quoi que nous tentions, nous mourrons. Et il semble qu’on va mourir demain sans rien connaître encore, bien que dégoûté de tout ce qu’on connaît18.
La monotonie même de l’existence, le retour des habitudes immuables, des mêmes idées, des mêmes joies, des mêmes plaisanteries et des mêmes croyances, l’écœurement suprême de l’impuissance à se renouveler, marquent l’acheminement irrésistible vers la tombe19. Enfin la hantise de tous les signes extérieurs de la mort s’impose, dans les nuits d’insomnie, à l’esprit affaibli que tourmentent de lugubres pressentiments20.
Bientôt, à cette obsession de la mort vient se joindre la peur instinctive de la nuit qui ressemble à la mort21. Puis la terreur se complique, se raffine de plus en plus, et la sensibilité détraquée recherche dans le domaine de l’inconnu, pour se livrer à elles, toutes les puissances mystérieuses auxquelles la raison ne commande pas.
Il y aurait une étude spéciale à faire sur les nouvelles que Maupassant a consacrées à décrire la peur ; elles sont assez nombreuses22. Et ce ne sont pas de simples fantaisies d’une imagination ingénieuse. Il y a certainement un souvenir de ses propres impressions dans les cas plus ou moins fantastiques qu’il a racontés ; la preuve en est que l’un d’entre eux, dont il a fait le sujet d’une nouvelle (la Peur, dans les Contes de la Bécasse), se retrouve presque textuellement, à l’état d’épisode, dans un de ses livres de voyage (Au soleil, pp. 157 et suiv.) ; c’est le mystérieux tambour des dunes qui sème à travers le désert l’épouvante irrésistible de la mort. Pour lui, la peur n’est pas la fuite éperdue des lâches devant le danger inévitable, que l’on connaît, que l’on comprend et que l’on peut raisonner :
C’est quelque chose d’effroyable, une sensation atroce, comme une décomposition de l’âme, un spasme affreux de la pensée et du cœur, dont le souvenir seul donne des frissons d’angoisse... Cela a lieu dans certaines circonstances anormales, sous certaines influences mystérieuses, en face de risques vagues. La vraie peur, c’est quelque chose comme une réminiscence des terreurs fantastiques d’autrefois23.
Il s’ensuit que presque tous les phénomènes de cet ordre sont des créations imaginaires d’un esprit malade et l’indice d’une névrose prononcée. Lorsque Maupassant raconte ses cauchemars fantastiques et ses visions morbides, il le fait sur un ton d’hésitation douloureuse qui est à lui seul un gage de leur sincérité ; on dirait que, par crainte du ridicule, il recule devant la confession qu’il a entreprise ; au moment où il va donner à ses hallucinations une forme relativement cohérente, pour les faire comprendre et les faire accepter, sa raison, qui s’est ressaisie, lui en démontre l’inanité ; il se tranquillise lui-même par l’absurdité des faits qu’il rapporte, et qui n’ont plus le même aspect, dépouillés de toutes les conditions de sensibilité qui les ont rendus un instant vraisemblables ; la clarté des mots et la logique des phrases dissipent les vapeurs du rêve. Aussi toutes les nouvelles de ce genre qui sont écrites, comme on l’a dit, « avec le sang de son âme24 », se présentent en général sous l’apparence d’un problème, d’un point d’interrogation posé devant le public : Lui ?Qui sait ?Fou ? — L’auteur semble dire au public : lisez-moi, raillez ma faiblesse, mon épouvante, ma folie, tant qu’il vous plaira ; mais surtout aidez-moi à me répondre à moi-même, à crier de toute la force de la vérité et de la logique, que mes récits ne sont que chimères, imaginations, rêves de malade.
Mais ces confessions restent vaines, et cet appel suprême à la raison ne peut plus être entendu. La peur est entrée en lui, elle le possède, elle le domine, et, qui mieux est, elle l’attire, le charme et le retient dans une sorte d’enchantement pervers. Elle est maîtresse des sensations violentes où il se complaît, parce qu’elles sont nécessaires à ses nerfs épuisés. C’est comme une ivresse nouvelle à laquelle il s’abandonne aussi voluptueusement qu’il s’est livré à l’extase, au poison des excitants et aux caresses des parfums rares. Tous les frissons de l’épouvante, il les a ressentis un à un, il les a goûtés, il en est arrivé à se les donner à lui-même volontairement, par le simple travail de son imagination, et il les analyse minutieusement : « l’âme se fond, on ne sent plus son cœur ; le corps entier devient mou comme une éponge ; on dirait que tout l’intérieur de nous s’écroule...25 ».
Il restait à Maupassant un dernier degré à parcourir pour glisser de la raison à la folie ; jusqu’à présent, nous l’avons vu rester maître de lui-même à travers la solitude, l’appréhension de la mort et la peur. Mais bientôt la conscience de sa personnalité lui échappe, et cette suprême déchéance, la plus décisive, s’exprime aussi dans son œuvre. On a plus d’une fois analysé le Horla et montré quel intéressant document constituait cette nouvelle pour l’histoire de la folie de l’auteur ; ce n’est pas le seul, et l’on a tort, en général, de négliger les autres, qui nous paraissent tout aussi caractéristiques.
Trois récits, s’espaçant de trois ans en trois ans, présentent les symptômes principaux de cette lente désorganisation, notés scrupuleusement, avec l’exactitude impassible d’un observateur désintéressé. Ce sont Lui ?, Le Horla, Qui sait ?26.
Chacune de ces nouvelles décrit une forme différente de l’hallucination. La première est le phénomène désigné sous le nom d’autoscopie externe ; elle consiste dans le fait de se voir soi-même devant soi27 ; et Maupassant en a rapporté dans Lui ? un cas particulièrement curieux. Un soir, en rentrant chez lui après une journée de solitude et de malaise nerveux, le personnage à qui il prête cette singulière confession trouve ouverte la porte de son appartement, qu’il avait l’habitude de fermer avec soin ; pénétrant dans sa chambre, il aperçoit quelqu’un assis dans son fauteuil et qui se chauffait les pieds en lui tournant le dos. Il croit d’abord qu’un de ses amis, venu pour le voir en son absence, s’est endormi devant le feu, en l’attendant. Il avance la main pour lui toucher l’épaule ; il rencontre le bois du siège : le fauteuil était vide. Brusquement, il se retourne, sentant quelqu’un derrière lui ; puis, un besoin impérieux de revoir le fauteuil le fait pivoter encore une fois. Désormais, dans la nuit de sa chambre, il vivra avec l’épouvante indicible de voir reparaître ce double mystérieux que son imagination hallucinée vient d’enfanter.
Cette nouvelle est antérieure de cinq ans à un cas personnel que Maupassant avait observé sur lui-même et dont il avait fait le récit à un ami. Le fait, rapporté par le Docteur P. Sollier28, se place en effet en 1889.
Étant à sa table de travail dans son cabinet, il lui sembla entendre sa porte s’ouvrir. Son domestique avait ordre de ne jamais entrer pendant qu’il écrivait. Maupassant se retourna et ne fut pas peu surpris de voir entrer sa propre personne qui vint s’asseoir en face de lui, la tête dans la main, et se mit à dicter tout ce qu’il écrivait. Quand il eut fini et se leva, l’hallucination disparut.
Cette hallucination coïncide avec l’époque où Maupassant présentait les symptômes caractéristiques de la paralysie générale. Mais il ne nous paraît nullement invraisemblable qu’il l’ait ressentie une première fois plusieurs années auparavant. Peut-être y aurait-il aussi chez lui une sorte de suggestion littéraire : en admettant même qu’il ait décrit le phénomène avant de l’avoir personnellement éprouvé et constaté, il a dû en concevoir une sorte de préoccupation durable, d’angoisse permanente qui troublait ses nuits et le prédisposait aux hallucinations. En tout cas, il est inexact de dire que c’est dans le Horla que se trouve l’ébauche de ce phénomène d’autoscopie ; il n’y a presque rien de commun entre les faits décrits dans le Horla et ceux que Maupassant confia en 1889 à l’un de ses amis ; c’est dans la nouvelle intitulée Lui ? qu’il faut en chercher l’origine.
Le Horla décrit un ensemble de faits sensiblement différents de ceux que nous venons de rapporter : l’hallucination y est plus compliquée, plus cohérente, si l’on peut dire, et plus durable. L’ombre mystérieuse n’apparaissait que dans certaines conditions, la nuit, et dans une position immuable : son image irréelle était associée à l’image réelle d’un meuble, et il suffisait de supprimer l’une pour éloigner l’autre. Dans le Horla, au contraire, le phénomène évolue et se transforme. On sait que le récit prend la forme d’une sorte de journal où sont consignées jour par jour les impressions, les hypothèses, les observations du sujet. Or ce sujet n’est pas un être quelconque : il nous est présenté comme un malade, souffrant de la fièvre, de l’insomnie, d’un énervement invincible ; il a « le pouls rapide, l’œil dilaté, les nerfs vibrants29 » ; autant de symptômes que nous avons notés dans le cas de l’auteur lui-même à l’époque où il écrivait cette nouvelle. Il se soigne : il se soumet aux douches et boit du bromure. En même temps, il éprouve « la sensation affreuse d’un danger menaçant, cette appréhension d’un malheur qui vient ou de la mort qui approche, ce pressentiment qui est sans doute l’attente d’un mal encore inconnu, germant dans le sang et dans la chair ».
Mais, en dépit des douches et du bromure, l’hygiène mentale est déplorable. Le sujet ne fait que de rares efforts pour échapper, par l’exercice, la promenade, la distraction ou le changement de milieu, à l’obsession qui le guette. Il semble, au contraire, rechercher avec une curiosité perverse tout ce qui le ramène à sa préoccupation dominante, il se complaît dans son mal, il l’analyse, il le creuse, le retourne en tout sens avec une angoisse voluptueuse. Par ses lectures, par ses conversations avec des spécialistes, par des expériences de magnétisme, il s’initie peu à peu au monde de l’invisible ; il se prépare à accepter comme des réalités toutes les chimères que lui suggérera son imagination surmenée. N’y a-t-il pas dans son cas une analogie frappante avec celui de Maupassant ? N’est-ce pas la même préoccupation fatale de tout ce qui devait fausser sa raison et détraquer sa sensibilité ? N’est-ce pas le même goût malsain pour le rêve, pour l’extase, pour les visions artificielles, images de la folie ?
Les effets de cet entraînement périlleux ne tardent pas à se faire sentir. C’est d’abord le sentiment pénible d’une présence surnaturelle, l’oppression singulière que cause la conscience d’un danger prochain : un être est là, qui regarde, observe, surveille sa proie, on le sent, on le voit ; on sent qu’il s’approche, qu’il palpe le corps inerte, qu’il monte sur le lit, s’agenouille sur la poitrine de sa victime, lui prend le cou entre ses mains, et serre..., on voudrait remuer, on ne peut ; on essaie, avec des efforts affreux, en haletant, de se tourner, de rejeter cet être qui écrase et qui étouffe...30.
Bientôt, cette première sensation éprouvée la nuit, dans une sorte de cauchemar, s’amplifie et se généralise. Le sujet emportera en plein jour, en plein air, dans ses promenades, la hantise de l’apparition qui a bouleversé ses nerfs. Tout à coup, quand il croit fuir l’être surnaturel, il est averti de son retour par un frisson d’angoisse. « Il hâte le pas, inquiet d’être seul, apeuré sans raison, stupidement, par la profonde solitude. » Alors, il lui semble qu’il est suivi, qu’on marche sur ses talons, tout près, à le toucher. Il se retourne brusquement. Il est seul...31.
Désormais, il est possédé, il sentira partout la présence, le souffle, le poids de cette chimère plus réelle que sa propre conscience, plus forte que sa propre personnalité. Il ne sera plus libre : car l’autre se substituera àlui, lui suggérera des actions qui échappent à sa volonté et à sa logique ; l’autre viendra s’asseoir dans son fauteuil et tournera les pages du livre qu’il lisait ; l’autre boira l’eau de sa carafe et cueillera sous ses yeux la fleur qu’il allait détacher de sa tige. Ce n’est plus, comme l’autoscopie que nous avons décrite tout d’abord, un phénomène d’ordre externe, ce n’est pas une vision ni même une hallucination ; le malade ne voit pas devant lui une ombre qui a l’apparence d’un homme ; mais il devine autour de lui l’existence d’un être tyrannique en qui se dissout en quelque sorte sa propre personne, et qui est celui qu’il attendait, celui que son imagination, préparée à le voir et à l’admettre, lui a montré dans le cauchemar d’une nuit. Et désormais sa vie se bornera à constater des faits dont il supporte les conséquences comme s’ils étaient l’expression de sa volonté toute-puissante. Une seule fois il croira apercevoir son maître à travers une sorte de brume qui voile sa propre image dans la glace. Et dès lors il n’aura plus qu’une pensée : se libérer à tout prix, par le fer, par le poison, par le feu, du compagnon redoutable auquel il a donné un nom, ou plutôt qui a lui-même imposé, crié son nom à sa victime, le Horla. Sur ce nom, l’ingéniosité des étymologistes s’est exercée bien en vain. Il nous paraît assez indifférent que cette « combinaison de syllabes sonore, étrange, ne correspondant à aucune idée, à aucune appellation connues » soit « une création réussie, non l’adaptation d’une forme existante », ou que l’auteur ait au contraire prétendu donner un nom logique à un être fantastique, en l’appelant le hors-là32.
Le groupe des faits dont nous venons de tenter l’analyse se complète par un nouveau phénomène que Maupassant a décrit dans la curieuse nouvelle intitulée Qui sait ?33. Nous trouvons ici la dernière forme de l’hallucination. Comme dans les deux cas précédents, l’événement est annoncé par une sorte de pressentiment, « ce pressentiment mystérieux qui s’empare des sens des hommes quand ils vont voir de l’inexplicable34 » ; et les conditions de la sensibilité du témoin sont les mêmes. Il assiste, une nuit, au défilé fantastique de ses meubles qui s’évadent mystérieusement de sa maison. L’absurdité même et l’impossibilité des faits le rassurent et il se croit simplement le jouet d’une hallucination. Mais, le lendemain, il constate la disparition réelle de son mobilier, qu’il retrouvera un jour chez un antiquaire de Rouen. Au moment où il se dispose à le racheter et à faire arrêter le receleur, l’un et l’autre disparaissent, en quelques heures, avec une rapidité surnaturelle. Enfin, quelque temps après, les meubles reprennent d’eux-mêmes leur place dans la maison du propriétaire.
Telle est, ramenée à ses éléments essentiels, cette vision, la plus fantastique de toutes celles que Maupassant a décrites et dont le récit est beaucoup plus troublant que celui du Horla. Nous y voyons un symptôme de folie nettement prononcé. Dans les deux cas que nous avons déjà présentés, l’homme demeure conscient au milieu des faits inexplicables, il fait effort pour se les expliquer et pour échapper à la suggestion. Ici l’homme est presque passif, il semble définitivement entré, sans résistance, dans le domaine de l’anormal ; il n’est plus un être conscient, adapté au monde extérieur ; il est un être d’exception, livré comme une épave aux forces inconnues ; et comme il sent sa déchéance, dans un dernier moment de lucidité, il se confie lui-même à la maison de santé où il espère du moins retrouver le calme et dompter la peur.
Dans cette dernière nouvelle, on peut observer un détail caractéristique pour l’état d’esprit de l’auteur. Le personnage qu’il met en scène est un persécuté : il se croit poursuivi par une vengeance obscure ; son bourreau n’est pas l’être surnaturel, invisible, du Horla ; il a l’apparence, les allures, la voix d’un homme, mais d’un homme singulier, déformé par l’imagination du malade, « tout petit et très gros, gros comme un phénomène, un hideux phénomène » ; il a la figure ridée et bouffie, les yeux imperceptibles, la barbe rare, aux poils inégaux, clairsemés et jaunâtres ; son crâne, complètement nu, « semble une petite lune35 ». La terreur maladive que la vue de cet être hideux inspire au sujet, la crainte d’être persécuté par lui, la peur du danger inconnu et inévitable sont autant de symptômes que l’on a pu constater dans la folie de Maupassant. Et si l’on songe que la nouvelle Qui sait ? est la dernière qu’il écrivit, tout au moins la dernière qu’il publia en librairie, on ne pourra s’empêcher de supposer que ces pages fantastiques reflètent l’épouvante d’un homme entré vivant dans l’irrémédiable nuit.
Contre la folie menaçante, celui qui écrivit les douloureuses confessions que nous avons analysées a dû chercher plus d’un remède ; le dénouement des trois nouvelles propose une solution différente. Tout d’abord, dans l’horreur de la solitude et de la nuit, c’est le besoin d’une présence aimante et rassurante, le désir d’une compagne, l’appel à l’amour. Le héros lamentable de Lui ? se mariera, par lâcheté, pour n’être pas seul la nuit, pour sentir un être près de lui, contre lui, un être qui peut parler, à qui l’on peut poser brusquement une question, une question stupide, pour entendre une voix, pour sentir une âme en éveil, un raisonnement en travail36.
Plus tard, on cherchera dans les voyages une diversion nécessaire : c’est la fuite, loin du Horla, à travers le tumulte de la grande ville, ou dans la sérénité apaisante de la campagne, ou encore dans le silence infini des espaces déserts ; mais il est trop tard, puisque le mal est entré profondément dans l’âme qu’il possède et domine partout, à tout moment. Et devant l’impossibilité d’anéantir l’être invisible et redoutable, surgit pour la première fois la pensée de la mort, seule solution définitive : « Alors alors... il va donc falloir que je me tue, moi37 ! »
Enfin, renonçant à mourir, par lâcheté, ou n’ayant pu se tuer, par maladresse, le malade entre volontairement, par prudence et par peur, dans une maison de santé. Il ne peut pas continuer à vivre comme tout le monde avec la crainte que des choses pareilles à ce qu’il a souffert recommencent38.
Toutes ces solutions, nous les retrouvons une à une dans la vie de Maupassant. Il ne s’est jamais marié ; mais les confidences d’un de ses amis nous apprennent qu’il recherchait les femmes, certaines femmes, moins par sensualité, par besoin ou par caprice, que « pour n’être pas seul la nuit39 ».
Il voyagea. Mais nous avons vu qu’il retrouva jusqu’au désert l’inquiétude et l’angoisse auxquelles il voulait échapper.
Il tenta de se tuer, dans un dernier moment de lucidité, pour ne pas survivre à sa raison perdue ; mais ses forces trompèrent cet acte suprême de sa volonté.
Enfin il fut, douloureuse épave, pendant près de deux ans, l’hôte d’une maison de santé.

1 Notamment la Peur, la Folle, les Tombales, et surtout la nouvelle intitulée Sur l’eau.
2 Cf. surtout p. 114.
3 Sur l’eau, pp. 115-116.
4 Sur l’eau, p. 87.
5 Cf. la nouvelle Qui sait ? dans l’Inutile beauté (1890).
6 Recueil Clair de lune.
7 Recueil Monsieur Parent.
8 Recueil le Horla.
9 La Nuit, p. 283.
10 Le Horla, p. 21.
11 Sur l’eau, p. 116.
12 Mont-Oriol, p. 272.
13 Ibid. Cf. l’analyse qu’a faite de certains chapitres d’Une Vie et de Mont-Oriol M. R. Canat dans son livre sur le Sentiment de la solitude morale chez les romantiques et les parnassiens, pp. 24-27.
14 Sur l’eau, p. 110.
15 Sur l’eau, p. 111
16 Sur l’eau (la Maison Tellier), la Peur (Contes de la Bécasse), Lui ? (les Sœurs Rondoli), le Horla, l’Auberge (le Horla), la Main (Contes du jour et de la nuit), Apparition, la Nuit (Clair de lune), le Tic (Toine), Qui sait ? (l’Inutile beauté), Fou ? (Mlle Fifi), etc.
17 Bel-Ami, pp. 159 et suiv.
18 Au Soleil, p. 1.
19 Cf. la nouvelle Suicides, dans les Sœurs Rondoli.
20 Cf. la nouvelle Un lâche, dans les Contes du Jour et de la Nuit.
21 Cf. les nouvelles Sur l’eau (la Maison Tellier) et la Nuit, Cauchemar (Clair de lune).
22 Sur l’Eau, la Peur, Solitude, Lui ?, la Main, Magnétisme, Apparition, la Nuit, le Tic, le Horla, l’Auberge, Qui sait ? Il faudrait joindre à cette nomenclature quelques passages d’Au Soleil et de Sur l’Eau, et la nouvelle intitulée l’Horrible, dans le recueil posthume le Colporteur.
23 La Peur (Contes de la Bécasse, p. 87).
24 J. Lemaître, les Contemporains, VI, p. 354.
25 Apparition, dans Clair de lune, p. 205.
26 Lui ? dans les Sœurs Rondoli (1884), Le Horla (1887), Qui sait ? dans l’Inutile beauté (1890).
27 Cf. le livre du Dr P. Sollier : les Phénomènes d’autoscopie, première partie : l’Autoscopie externe, p. 7.
28 Ouvrage cité, p. 11.
29 Le Horla, p. 6.
30 Le Horla, p. 8.
31 (q250}Le Horla, p. 10.
32 Voir les deux explications proposées dans l’Intermédiaire des Chercheurs, XLIV, 54, 143 et n. 941, 2 août 1901, p. 256, la première par M. Masnuy, la seconde par un anonyme (B. F.).
33 Cette nouvelle, qui paraît en 1890, est postérieure au Horla.
34 Qui sait ?, p. 278.
35 Qui sait ?, p. 293.
36 Lui ?, p. 101.
37 Le Horla, p. 67.
38 Qui sait ?, p. 300.
39 A. Lumbroso, pp. 409-410.

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