Édouard Maynial : La vie et l’œuvre de Guy de Maupassant, Mercure de France, 1906, pp. 255-272.
Chapitre III Quatrième Partie, Chapitre IV Chapitre V

IV

Nous avons insisté sur ce que l’on a appelé la « part de maladie1 » dans l’œuvre de Maupassant, afin d’établir que les symptômes précurseurs du mal apparaissent longtemps avant la crise décisive. La folie de Maupassant ne fut constatée par son entourage et rendue presque publique qu’à la fin de 1891, dans les mois qui précédèrent sa tentative de suicide. Mais on peut relever les premiers indices de troubles nerveux dès l’année 1884, dans les pages de Clair de lune, d’Au Soleil, des Sœurs Rondoli que nous avons analysées ; le mal s’accentue en 1887-1888, et nous avons pu en suivre l’évolution dans le Horla et dans Sur l’eau ; en 1890, certaines nouvelles de l’Inutile beauté2, certains chapitres de la Vie errante laissent deviner le détraquement irrémédiable.
Dans la vie même de Maupassant, il reste à reprendre plus d’un fait qui intéresse l’histoire de sa maladie. S’il ne prévoyait pas absolument la catastrophe finale, il sentit pourtant, plusieurs années avant son internement, à quelle lente déchéance il était condamné sans appel. L’angoisse de la mort et la peur de souffrir le rongent implacablement ; il s’attriste et perd peu à peu la belle sérénité de sa jeunesse. Ses amis, ceux qui l’approchaient de plus près, ceux qui le voyaient à la Guillette d’Étretat, s’étaient aperçus du changement. D’ailleurs Maupassant se soignait, modifiait son genre de vie, consultait des médecins, allait aux eaux et confiait à quelques intimes l’inquiétude qui le tourmentait, le traitement qu’on lui faisait suivre, les progrès de son mal.
Pendant l’été de 1886, lors de ce voyage en Angleterre dont nous avons rapporté quelques épisodes, Maupassant était dans un état de nervosité extrême ; ses brusques accès de gaieté exubérante, succédant sans transition à un abattement prolongé, frappèrent quelques-uns de ses compagnons de route ; il avait de furieuses colères suivies d’éclats de rire spasmodiques3. Ceux qui le virent en Sicile furent également très impressionnés par ses attitudes étranges, ses écarts soudains de tenue et de langage : les mystifications, auxquelles il s’était toujours complu, prirent à cette époque un caractère macabre, et ses conversations laissaient deviner l’incohérence intermittente de ses pensées. On fit tout le possible pour l’empêcher de visiter le cimetière des Capucins à Palerme ; mais une sorte d’enchantement pervers l’attirait invinciblement vers ce lieu d’horreur ; il voulut épuiser toute l’épouvante de ces lugubres catacombes ; il en sortit, l’esprit halluciné, les yeux hagards, le visage bouleversé. Et longuement, minutieusement, il a raconté dans la Vie errante toutes les impressions de ce funèbre spectacle4. On lui offrit aussi à Palerme de lui montrer l’asile des fous ; mais il refusa5.
Après ses longues fugues aux pays du soleil, il rentrait à Paris, un peu plus calme, mais reprenait son existence de surmenage et de labeur intense. En même temps, il se livrait aux régimes les plus variés des médecins spécialistes, épiant en lui-même, avec toute la tension de son analyse impitoyable, les effets progressifs de la maladie. Il put cependant se faire assez longtemps illusion sur la gravité du mal : au mois de mars 1889, revenant d’une excursion en Afrique, il déclarait devant un groupe d’amis qu’il se trouvait en parfait état de santé ; Edmond de Goncourt, qui le rencontra à ce moment chez la princesse Mathilde, le trouve « animé, vivant, loquace, et sous l’amaigrissement de la figure et le reflet basané du visage, moins commun d’aspect qu’à l’ordinaire6 ». Mais, l’année suivante, la santé de Maupassant s’est altérée d’une façon sensible ; il ne dissimule plus son inquiétude à son entourage ; Edmond de Goncourt note ce brusque changement :
Je suis frappé, ce matin, de la mauvaise mine de Maupassant, du décharnement de sa figure, de son teint briqueté, du caractère marqué, ainsi qu’on dit au théâtre, qu’a pris sa personne, et même de la fixité maladive de son regard. Il ne me semble pas destiné à faire de vieux os. En passant sur la Seine, au moment d’arriver à Rouen, étendant la main vers le fleuve couvert de brouillard, il s’écrie : C’est mon canotage là-dedans, le matin, auquel je dois ce que j’ai aujourd’hui7.
C’était en se rendant à Rouen, avec Émile Zola et Edmond de Goncourt, pour l’inauguration du monument de Flaubert, que Maupassant faisait ce mélancolique aveu. Ceux qui le virent ce jour-là, — beaucoup d’entre eux pour la dernière fois, — ne s’y trompèrent point : il était là, devant l’image de son maître, par un dimanche de novembre, au ciel bas, inquiet ; ceux qui ne l’avaient pas vu depuis longtemps retrouvèrent « un Maupassant maigri, grelottant, à la face diminuée », et hésitèrent à le reconnaître8.
Il aimait, d’ailleurs, à parler de son mal à quelques amis et s’épanchait avec eux en mélancoliques confidences. Plus que jamais, l’idée de la mort le hantait.
Où qu’il fût, quoi qu’il fît, partout, toujours l’obsession constante, odieuse, de cet autre soi-même qui assiste à tous vos actes, à toutes vos pensées, et qui vous souffle à l’oreille : « Jouis de la vie ; bois, mange, dors, aime, travaille, voyage, regarde, admire. À quoi bon ? Tu mourras9 ! »
Octave Mirbeau racontait, à propos de cette idée fixe, deux curieuses anecdotes :
Dans une des descentes de Maupassant à terre, à la Spezzia [pendant une croisière sur le Bel -Ami], il apprend qu’il y a un cas de scarlatine, abandonne le déjeuner commandé à l’hôtel, et remonte dans son bateau... Un homme de lettres, blessé par un mot écrit par Maupassant, et devant dîner avec lui, avait, pendant les jours précédant ce dîner, mis le nez dans de forts bouquins de médecine, et au dîner lui avait servi tous les cas de mort amenés par les maladies des yeux : ce qui avait fait tomber littéralement le nez de Maupassant dans son assiette10.
Et pourtant avec cette étrange passion pour ce qui lui faisait mal, que nous avons notée dans son œuvre, il recherchait toute sorte de documents techniques sur son cas : « il lut des livres de médecine, s’infligea des remèdes cruels et se bourra de drogues ; il ne parlait plus guère que de remèdes et de panacées11. » Puis il observait curieusement les troubles nerveux, les défaillances de sa vision et de sa mémoire, le dédoublement de sa personnalité ; et il disait sa mélancolie, son angoisse, son ennui de la vie : « Il ne prenait plus plaisir à rien, même à faire le bien12... »
Son caractère subissait le contre-coup des souffrances physiques. C’est entre 1888 et 1891 que se placent les procès dont nous avons fait l’historique et qui témoignent chez Maupassant d’une susceptibilité toujours en éveil ; visiblement, il n’est plus maître de ce qu’il écrit, quand il adresse au directeur du Figaro, à l’éditeur Charpentier, à ses hommes d’affaires, ces lettres violentes, pleines de termes qui dépassent sa pensée et d’expressions incohérentes. Il reconnaît lui-même, à ce moment-là, qu’il se trouve dans un état de surexcitation maladive : il souffre de la tête et des nerfs ; il a de douloureuses insomnies. On le sent complètement incapable de se dominer et de réfléchir aux conséquences de ses actes ; aussi, la plupart du temps, revient-il sur les déterminations qu’il a prises dans le premier moment de colère.
Depuis plusieurs mois, il avait presque complètement perdu le sommeil. Il connaissait ces insomnies terribles, dont il parle dans une page de son roman inachevé, l’Angelus.
Ces interminables insomnies que mesurent, en les rendant douloureuses comme une agonie nocturne de l’esprit et du corps, les tintements réguliers du timbre de la pendule.
En 1890, il habitait à Paris avenue Victor-Hugo, dans une maison où se trouvait une boulangerie ; il se figura que ses insomnies étaient dues au travail nocturne du boulanger, fit constater la situation par un expert et intenta un procès à son propriétaire, qui refusait la résiliation du bail13. Ses plaintes réitérées au sujet du bruit qui trouble son sommeil révèlent une sorte d’idée fixe de la persécution : « Il m’est impossible de dormir et même de travailler dans le tumulte de cette maison... Je voudrais en finir à tout prix... Jamais je ne m’habituerai à ce bruit... »
Il écrit au propriétaire une lettre énergique, avec une longue suite de considérants pour prouver la légitimité de sa plainte :
... Je dois quitter votre maison immédiatement par ordonnance du médecin que je fais légaliser, et m’en aller me soigner et me remettre dans le midi des accidents nerveux très graves causés par quinze nuits d’insomnie dues au travail nocturne du boulanger établi sous moi. Je vous avais prévenu qu’ayant les nerfs délicats et le sommeil difficile je renoncerais à devenir votre locataire si on pouvait entendre de mes chambres le bruit de cette industrie pendant la nuit. Vous m’avez répondu que je n’avais rien à craindre... Or, on entend tous les bruits et mouvements du travail de mes deux chambres situées au-dessus, comme si elles étaient attenantes au four même. Cela, je le fais constater par témoins. Vous m’avez affirmé en outre qu’on ne s’était jamais plaint. Or, je viens d’apprendre qu’un procès a déjà eu lieu au sujet de cette boulangerie entre un locataire du troisième étage et le propriétaire... Vous me devez dans le logis que je vous ai loué le silence que vous m’avez promis14.
On remarquera le style pénible de cette lettre où il y a jusqu’à des fautes d’orthographe.
Cette même manie de la persécution se révèle par d’autres traits, plus caractéristiques encore, à mesure que l’on approche du dénouement. En 1891, Maupassant se trouvait à Divonne ; un jour, il partit brusquement pour une autre station, Champel, « chassé de Divonne, disait-il, par une inondation qui avait envahi sa chambre, et par l’entêtement du médecin qui avait refusé de lui administrer la douche la plus dure, la plus froide, celle qu’on n’administre qu’aux forts, la douche de Charcot ! Et il menaçait déjà le médecin de Champel de s’en aller s’il ne consentait pas à lui donner ladite terrible douche15... ».Ces déclarations témoignaient d’une exaltation grandissante.
En réalité, Maupassant avait quitté Divonne, à la fin de juin 1891, pour une tout autre raison qu’il indique dans une lettre, la dernière lettre sans doute qu’il écrivit à sa mère :
Ma maison est exposée, comme l’établissement d’ailleurs, à tous les vents du lac et de tous les glaciers. Nous voici dans les averses et les souffles gelés des neiges qui m’ont redonné des tas d’accidents, surtout à la tête. Mais les douches m’ont extraordinairement engraissé et musclé16.
Ce séjour à Divonne et à Champel est le dernier épisode important de sa vie consciente ; il nous est connu par les souvenirs de ceux qui rencontrèrent Maupassant sur les bords du lac de Genève, pendant l’été de 1891.
En mars 1891, Maupassant écrit à sa mère et lui parle longuement de sa santé. Il est encore à Paris, très préoccupé par les représentations de Musotte, dont la première venait d’avoir lieu.
Ne t’inquiète pas trop de ma santé, lui dit-il. Je crois tout simplement que mes yeux et ma tête sont très fatigués, et que cet hiver abominable a fait de moi une plante gelée. J’ai bonne mine. Je n’ai plus du tout mal au ventre. J’ai besoin d’air et de calme avant tout...
Il avait consulté sur son état nerveux le docteur Déjerine, et voici en quels termes il rapporte son diagnostic :
Il m’a examiné pendant très longtemps, a écouté toute mon histoire, puis m’a dit : « Vous avez eu tous les accidents de ce qu’on appelle la neurasthénie... C’est du surmenage intellectuel : la moitié des hommes de lettres et de Bourse est comme vous. En somme, des nerfs fatigués par le canotage, puis par vos travaux intellectuels, rien que des nerfs qui troublent tout chez vous ; mais la constitution physique est excellente, et vous mènera très loin, avec des embêtements. De l’hygiène, des douches, un climat calmant et chaud en été, de longs repos bien profonds, bien solitaires. Je n’ai pas d’inquiétudes sur vous. » — Il a répété les mêmes choses à Landolt et à Cazalis... Je suis perclus de névralgies dues à la Normandie, à la Seine et à mes mauvaises installations. La chaleur seule en vient à bout17.
En somme, le diagnostic du docteur Déjerine, pour réservé qu’il ait pu être, est vraisemblablement déformé et atténué par Maupassant, qui ne veut pas inquiéter sa mère ; de plus, on remarquera la persistance à donner lui-mème à sa maladie les causes et les symptômes qui le préoccupent le plus ; c’est toujours l’idée fixe de son canotage dans les brouillards de la Seine, qui lui revient, cette même idée qu’il communiquait un matin à E. de Goncourt dans le train de Rouen ; et c’est aussi l’ennui de son installation défectueuse, le souci de cette maison où il ne pouvait dormir à cause du bruit, et à laquelle il attribuait la plupart de ses désordres nerveux.
Au mois de juin, sur les conseils de son médecin, Maupassant partit pour Divonne. Nous avons vu qu’il n’y resta pas longtemps : il était venu chercher le calme et la chaleur ; ses nerfs eurent à souffrir d’un brusque changement de température, et de plus il se figura être en butte à la persécution des médecins qui le traitaient. En quittant Divonne, il songeait à partir pour le Midi, pour Cannes, « à se sauver vers le soleil18 », quand il reçut une lettre de Taine lui conseillant les eaux de Champel, dont il avait lui-même éprouvé les effets salutaires ; pour se rassurer et rassurer sa mère, Maupassant prend plaisir à constater combien la maladie de Taine ressemblait à la sienne et combien fut rapide l’effet du traitement de Champel :
Il fut guéri en quarante jours d’une maladie toute pareille à la mienne, — impossibilité de lire, d’écrire, de tout travail de la mémoire. Il se crut perdu. Il fut guéri en quarante jours. Mais il revint cette année juste à temps19.
Il faut noter l’insistance avec laquelle Maupassaut, appuie sur la rapidité de la guérison. Il n’est pas impossible que Taine, pour rassurer son ami par son propre exemple, lui ait écrit dans les termes que celui-ci rapporte ; mais, en réalité, Taine faisait surtout à Champel une cure d’air et de repos ; il y alla pendant quatre années consécutives, de 1888 à 1892, et prit les douches comme reconstituant, sa santé ayant été éprouvée par l’excès du travail20.
Médecins et amis s’entendaient, d’ailleurs, pour cacher à Maupassant la gravité de son état et la nature de son mal. Quand il quitta Divonne, le docteur Cazalis21 l’attendait à Genève ; il feignit, de lui trouver bonne mine, l’air vigoureux, et s’écria : « Vous êtes guéri. » Et il ajouta : « Pour vous, tout est d’abord une question de climat, sécheresse et soleil, puis de douches indispensables, car elles vous ont déjà métamorphosé, j’en suis sûr à vous voir22. »
Le docteur Cazalis approuva son projet de finir la saison à Champel ; il lui vanta l’effet salutaire des eaux glacées de l’Arve et l’air vivifiant des hauts sommets ; la situation de Champel, « dans un large et beau vallon bien abrité en des collines boisées », était plus favorable que celle de Divonne ; le climat y était plus doux ; l’établissement dirigé par un des meilleurs spécialistes de la Suisse.
À Champel, où Maupassant arriva en compagnie du docteur Cazalis, il retrouvait le poète Aug. Dorchain. Le jour de leur arrivée, le docteur Cazalis prit Dorchain à part et lui dit :
Je l’ai conduit ici pour lui faire croire qu’il n’a, comme vous, qu’un peu de neurasthénie, et pour que vous lui disiez que ce traitement vous a déjà soulagé et fortifié beaucoup. Hélas ! son mal n’est pas le vôtre, vous ne tarderez pas à le voir23.
Dorchain s’acquitta charitablement de son rôle : il rassura Maupassant, lui parlant de son propre cas, lui disant qu’il avait retrouvé à Champel le calme et le sommeil. Il fut témoin de ses premières excentricités dont il a fait un douloureux récit24 ; il nous montre le malade allant de nuit frapper aux portes des dames, refusant de suivre les prescriptions de son médecin, et réclamant impérieusement des douches glacées. Puis ce sont des propos incohérents et de surprenantes confidences.
« Voyez, disait-il, voyez ce parapluie ! Il ne se trouve qu’à un seul endroit, par moi découvert, et j’en ai déjà fait acheter plus de trois cents pareils dans l’entourage de la princesse Mathilde ! » Ou encore : « Avec cette canne, je me suis défendu un jour contre trois souteneurs par devant et trois chiens enragés par derrière ». Et il glissait à l’oreille des hommes l’aveu détaillé de ses exploits amoureux. Souvent, il décrivait avec éloquence les délices de l’éthéromanie et montrait sur sa table une rangée de flacons de parfums avec lesquels, disait-il, il se donnait des symphonies d’odeurs. Quelques-unes de ces confidences, qui trahissent une sorte de délire des grandeurs, s’accordent avec cette anecdote rapportée par E. de Goncourt, et qui se place à peu près à la même époque :
Maupassant parlait d’une visite faite par lui à l’amiral Duperré, sur l’escadre de la Méditerranée, et d’un nombre de coups de canon à mélinite, tirés en son honneur et pour son plaisir, coups de canon allant à des centaines de mille francs... L’extraordinaire de ce récit, c’est que Duperré, à quelque temps de là, disait qu’il n’avait pas vu Maupassant25.
Toutefois, malgré ces démonstrations excentriques, Maupassant conservait encore à Champel une lucidité d’esprit intermittente. Aug. Dorchain a rappelé cette soirée tragique, où, pendant deux heures, on put le croire guéri, sauvé, redevenu égal à lui-même26. Maupassant dînait chez Dorchain ; il avait apporté son manuscrit de l’Angelus dont il ne se séparait qu’avec peine ; et pendant plusieurs heures, après le dîner, il raconta son roman « avec une logique, une éloquence, une émotion extraordinaires ». Le récit était si clair, si complet, que, neuf ans après, Aug. Dorchain pouvait donner du roman une analyse exacte. À la fin, Maupassant pleurait.
Et nous aussi nous pleurâmes, voyant tout ce qui restait encore de génie, de tendresse et de pitié dans cette âme, qui jamais plus n’achèverait de s’exprimer pour se répandre sur les autres âmes... Dans son accent, dans ses paroles, dans ses larmes, Maupassant avait je ne sais quoi de religieux qui dépassait l’horreur de la vie et la sombre terreur du néant.
Mais un autre jour, montrant avec tristesse les feuillets épars de son manuscrit, il disait sur un ton de morne désespoir :
Voici les cinquante premières pages de mon roman. Depuis un an, je n’ai pu en écrire une seule autre. Si, dans trois mois, le livre n’est pas achevé, je me tue.
Il tint sa promesse, et la prédiction fut sur le point de se réaliser complètement.
Maupassant resta très peu de jours à Champel. N’ayant pu obtenir la « douche de Charcot », il partit pour Cannes. Là, il put encore avoir quelque temps l’illusion d’être guéri. Il écrit à sa mère le 30 septembre :
Je me porte admirablement. N’ai plus peur Cannes. Fais délicieuses promenades en mer. Je reste jusqu’au 10 (octobre), puis irai boire à Paris un coup de vie mondaine de trois semaines pour me préparer au travail27.
Les mots : n’ai plus peur Cannes sont assez difficiles à expliquer : s’agit-il d’une appréhension que Maupassant avait conçue sur l’influence du climat pour sa santé ? ou ne s’agit-il pas plutôt des terreurs nocturnes, des hallucinations qui le poursuivaient et dont il avait déjà fait confidence à sa mère ? Quant au travail en question, ce n’est pas tant la suite de l’Angelus que la préparation d’un article sur Tourguéneff dont Maupassant avait fait le plan depuis longtemps.
Ces espérances et ces projets n’eurent pas de suite. Le mal s’accentua d’une manière décisive dans les deux derniers mois de 1891 et la crise finale est proche. Les autographes des lettres de Maupassant qui ont été publiés28 nous permettent de suivre jusque dans son écriture le désordre de sa pensée ; les phrases, qui manquent souvent de clarté, sont raturées ; certains mots ont été répétés ou corrigés plus d’une fois ; Maupassant écrit revierai pour reviendrai, Darchoin pour Dorchain, lide pour lire, touches pour douches ; en écrivant, il sautait des membres de phrases, l’agitation de sa pensée devançait les mouvements de sa main, et il les ajoutait ensuite en marge, tant bien que mal ; à la fin d’une lettre, le 26 décembre, il met : « Je vous serre cordialement (sic) » et au bas de sa dernière lettre connue : « C’est un adieu que vous envoie » (sic).

1 Léopold Lacour, Un classique malade, article sur Maupassant, dans le Figaro, en 1892.
2 Un cas de divorce, Qui sait ?
3 A. Lumbroso, p. 596. « M. de Maupassant entra dans un tel état que nous craignîmes d’être arrêtés comme fous et je proposai de retourner. »
4 La Vie errante, pp. 91 à 99.
5 A. Lumbroso, p. 411, d’après l’article de G. Ragusa-Moleti, G. de Maupassant a Palermo, déjà cité.
6 Journal des Goncourt, t. VIII, 6 mars 1889.
7 Journal des Goncourt, tome VIII, 23 novembre 1890.
8 Pol Neveux, Discours prononcé à l’inauguration du monument de Maupassant à Rouen.
9 J.-M. de Heredia, Discours prononcé à l’inauguration du monument de Maupassant à Rouen.
10 Journal des Goncourt, tome VIII, 15 juin 1889. L’homme de lettres en question a bien l’air d’être E. de Goncourt lui-même ; c’était sa revanche de l’écriture artiste, dont cette citation nous donne un intéressant spécimen.
11 H. Roujon, article cité.
12 J.-M. de Heredia, discours cité.
13 Voir les curieuses lettres relatives à cette affaire dans l’ouvrage de M. Lumbroso, pp. 439-442.
14 A. Lumbroso, pp. 441-442.
15 D’après les souvenirs d’Aug. Dorchain, publiés par A. Lumbroso, pp. 51-56.
16 Lettre du 27 juin 1891, publiée par A. Lumbroso, p. 44.
17 Lettre publiée par A. Lumbroso, pp. 41-43.
18 Lettre à sa mère, publiée par A. Lumbroso, p. 45.
19 Ibid.
20 D’après une lettre de Mme Taine à A. Lumbroso, p. 45, n. 3.
21 Le docteur Cazalis est le poète Jean Lahor ; c’était un ami personnel de Maupassant.
22 Lettre de Maupassant à sa mère. (A. Lumbroso, p. 46.)
23 Aug. Dorchain, Quelques Normands (Annales polit. et litter., 3 juin 1900).
24 Dans une lettre à A. Lumbroso (p. 55).
25 Journal des Goncourt, tome VIII, 9 décembre 1891.
26 Cf. l’article des Annales dont nous avons donné la référence.
27 Télégramme publié par A. Lumbroso, p. 39.
28 Plusieurs des lettres inédites que M. Lumbroso a publiées dans son livre sont reproduites sous leur forme autographe.

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